Gérard Leclerc © France Catholique

Mai 68 : Sous les pavés, l’Esprit

Gérard Leclerc, éditorialiste à France Catholique et Radio Notre-Dame, fin analyste de la vie des idées, vient de publier un essai original sur Mai 68, dont il nous parle ici.

La Nef – Comment résumeriez- vous en quelques mots le phénomène mai 1968 ?
Gérard Leclerc – On fait bien de parler de phénomène, car Mai 1968 est d’une essence très particulière. À tel point qu’il a surpris même ses initiateurs. À l’origine, ce sont quelques groupuscules d’extrême gauche qui lancent l’agitation, à Nanterre et au Quartier latin. Mais l’affaire prend une ampleur inattendue, au point de provoquer une mobilisation de génération. On peut parler avec le regretté Paul Yonnet de « peuple adolescent » qui se révolte contre l’ordre établi, sans trop savoir le but qu’il poursuit. Les gauchistes révolutionnaires classiques comme les trotskistes veulent réitérer la révolution léniniste de 1917, mais rien ne marche comme ils l’attendent. On va s’apercevoir que d’une révolution politique on est passé à une révolution culturelle dont le contenu va se préciser dans la décennie soixante-dix.

Vous montrez que Mai 1968 a paradoxalement renforcé le capitalisme moderne : pourriez-vous nous expliquer par quel mécanisme ?
Dès lors qu’une révolution de type communiste n’est plus possible et que c’est une révolution des mœurs qui s’amorce, on va s’apercevoir que c’est l’économie libérale qui s’accorde le mieux avec la sollicitation des désirs. La publicité va d’ailleurs s’emparer de cette thématique au service de la consommation. Un auteur libéral comme Jean-François Revel avait perçu presque sur-le-champ que la révolution envisagée trouvait son terrain d’élection aux États-Unis d’Amérique et sûrement pas dans la Russie soviétique. D’ailleurs il est remarquable que la plupart des révolutionnaires de 68 se transformeront en cadres performants de l’économie libérale. L’évolution d’un journal comme Libération est significative de cette mutation. À l’origine, Serge July et ses camarades avaient créé un brûlot révolutionnaire d’une extrême violence. Rapidement Libé se ralliera au libéralisme politique et économique. On peut dire la même chose de Daniel Cohn Bendit, figure symbolique de 68, qui suivra la même évolution.

Vous évoquez à plusieurs reprises un « basculement anthropologique », avec un changement d’attitude devant la vie, ainsi que la « rupture » des années 1964-1969 telle que Chaunu l’avait analysée très tôt, responsable de la chute de la pratique et de la fécondité : que sont ce basculement et cette rupture, et leurs conséquences ?
Ce basculement anthropologique explique 68, il le précède. Le « peuple adolescent » en exprimera le sens, mais il a été lui-même forgé par les transformations imposées par la société industrielle au stade des Trente Glorieuses. Il va abandonner les références des générations précédentes, celles de la guerre et de la reconstruction. Que ces références soient de gauche ou de droite, elles se distinguaient par un caractère commun, de type sacrificiel. On se sacrifiait pour la patrie ou pour la révolution. Il n’est plus question de se sacrifier et d’assumer, par exemple, la continuité démographique qui avait permis le baby-boom. Le grand historien qu’était Pierre Chaunu avait signalé un changement fondamental des « attitudes devant la vie » qui se traduisait statistiquement par la baisse du nombre des mariages et plus encore par un affaissement démographique. Pierre Chaunu avait même parlé de « peste blanche » à propos de la diffusion massive des contraceptifs qui allait provoquer en Europe un véritable hiver démographique.
Parallèlement on observe au milieu des années soixante un affaissement radical de la pratique religieuse, à propos duquel Guillaume Cuchet vient d’écrire un essai décisif (Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Seuil).

Vous consacrez un chapitre à Maurice Clavel : quelle était sa « perspective chrétienne » sur Mai 1968 ?
Maurice Clavel est un personnage clé de cette période, dont il a donné une analyse personnelle, qui défiait toutes les coordonnées sociologiques et idéologiques en cours. Il s’était converti au catholicisme à la suite d’une violente crise intérieure, qu’il racontera par la suite dans un grand livre intitulé Ce que je crois. C’est à la lumière de sa propre expérience qu’il comprend la crise de 68. Car il s’agit pour lui non pas d’un problème d’adaptation à des mutations technologiques ou économiques, mais d’une crise qui met en cause les fondements souterrains d’une civilisation. Celle-ci n’a plus les énergies nécessaires pour donner du sens à l’existence sociale. Fondamentalement, c’est le rapport de la société à l’absolu qui est en cause. Un absolu que les Lumières et les idéologies modernes ont voulu abolir et qui se réveille d’une façon intempestive pour nous secouer. Il est auprès des gauchistes les plus incandescents, car il a le sentiment que leur extrémisme est sans débouché s’il n’aboutit pas à une véritable metanoïa spirituelle. Pour ma part, je l’ai lu sur le moment et j’ai totalement adhéré à son diagnostic. Plus tard je l’ai rencontré et je me suis trouvé en communion avec son projet qui se précisait à mesure d’une révolution spirituelle de fond engageant un changement de trajectoire de l’Occident.

Les chrétiens, expliquez-vous, ont néanmoins laissé passer la chance et Clavel a eu ce mot à leur propos : « Vous n’êtes pas allés au monde, vous vous êtes rendus au monde ». Partagez-vous son analyse ?
Les chrétiens de gauche de l’époque n’étaient pas du tout sur la même longueur d’onde. Ils voulaient, pour beaucoup, « casser la baraque ». Ce n’était pas l’intention de Clavel qui, au contraire, venait d’entrer dans l’institution, comme chrétien de base, pratiquant de la messe quotidienne. De plus, ces chrétiens étaient complètement retardataires, considérant encore que c’est l’alliance avec les communistes qui permettrait à un projet évangélique de se réaliser. Il n’était question à l’époque que de dialogues chrétiens-marxistes, alors que pour Clavel le marxisme entrait dans sa phase terminale, et que les militants révolutionnaires qui l’entouraient étaient sur le point de le répudier. Il n’était pas dupe du langage soixante-huitard qui semblait annoncer un renouveau du marxisme. Celui-ci était en train de vivre ce qu’il appelait « un été de la saint Martin » qui devait consommer sa disparition. Il s’insurgeait en même temps contre une véritable apostasie qui consonnait avec la crise post-conciliaire.

Trois événements ont une grande proximité dans le temps : Vatican II, Mai 1968 et la crise dans l’Église. Quel lien faites-vous entre ces trois événements, et Vatican II vous semble-t-il être l’une des principales causes de la crise dans l’Église ?
Non, je pense que sans Vatican II la crise de l’Église aurait été infiniment plus grave. Le concile a été à l’origine d’un approfondissement de la foi grâce à ses principales constitutions et il a permis d’affronter avec des armes nouvelles la situation historique dans laquelle le christianisme devait s’insérer. Cependant, la période post-conciliaire coïncide avec la révolution des sixties, qui prend un peu l’institution au dépourvu. Il y a déjà un décalage entre la description opérée par Gaudium et spes de la société contemporaine et les mutations qui se produisent. Celles-ci vont tout à fait dans le sens de l’individualisme, alors que l’on avait parié sur des dynamismes collectifs. A posteriori, il est hasardeux d’imaginer comment il aurait fallu procéder. Notamment pour ne pas précipiter le mouvement de déliaison sociale et de dissolution du dispositif disciplinaire qui encadrait la pratique religieuse. Cela Guillaume Cuchet l’a très bien vu. Il y a eu aussi une énorme erreur à saccager le catholicisme populaire, comme l’avait bien vu le père Serge Bonnet. Mais il faut bien reconnaître que le défi était immense et que nous ne sommes pas près aujourd’hui encore de le relever.

Vous critiquez « ceux qui font si aisément leur deuil de feu la chrétienté et qui accusent de dérives identitaires les gens qui s’accrochent à cette mémoire » : pourriez-vous nous expliquer les raisons de votre critique ?
Oui, je ne participe pas du procès fait aujourd’hui contre ce qu’on appelle le repli identitaire et la tendance de certains à se réclamer d’un héritage fondateur, alors même qu’ils se sont éloignés de la foi chrétienne. Que l’on veuille purifier ces tendances de leurs scories, évidemment je n’y vois pas d’inconvénient. Mais attention de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Et l’eau du bain peut-être précieuse. Il vaudrait mieux faire preuve de pédagogie que de condamner, en montrant la richesse et la profondeur de l’héritage et en renvoyant aux sources nourricières, voire à ce que le président de la République a fort heureusement appelé « la sève » qui innerve l’arbre depuis les racines.

Finalement, vous écrivez que Mai 1968 a été un « échec gravissime » sans en être un « adversaire inconditionnel » : expliquez-nous ce paradoxe ?
Mai 1968 n’a pas répondu à ses propres attentes. Il n’a pas connu de consécration clavélienne. Ses conséquences ne nous ont pas sortis des ornières. Bien au contraire nous nous y sommes enfoncés plus gravement, avec des défis nouveaux d’ordre anthropologique. Mais je reste néanmoins clavélien, parce que seule une révolution selon l’Esprit pourra nous faire accomplir le grand pas salvateur.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Gérard Leclerc, Sous les pavés, l’Esprit, France-Empire/ Salvator, 2018, 148 pages, 14 €.

© LA NEF n°303 Mai 2018