Tranchée durant la guerre de 14-18 © Commons.wikimedia.org

Trois oublis fatidiques

On ne saurait mieux conclure notre tour d’Europe sans chercher les causes de l’effondrement politique qu’elle a subi en un siècle –1917 exactement. Le continent qui naguère rayonnait partout dans le monde d’une insolente puissance se trouve en voie de balkanisation, voire d’un partage entre les puissances (turque pour sa part méditerranéenne, russe pour sa part orientale, étatsunienne pour sa part occidentale), qui sera fatal à sa prospérité et à sa civilisation.
De cette étonnante chute, la cause principale est à chercher dans le non moins étonnant oubli de l’histoire et de ses exigences – histoire souvent violente, certes, et si pleine de souffrances qu’une série de générations frivoles, prises par les vertiges de leur nouveau maître « progrès », ont voulu tout en oublier. Oubli central, au point que l’Européen contemporain est avant tout un amnésique : oubli de la nation, et spécialement des intérêts nationaux qui, qu’on le veuille ou non, règlent l’histoire des hommes depuis le péché originel. Oubli de l’État, seul régulateur possible d’un monde hanté par la Chute – la pauvre « hommerie ». Oubli de la civilisation enfin, et de ses exigences. Précisons.
« Le temps des patries est fini », écrivait Drieu la Rochelle en 1921, au lendemain d’une atroce guerre dont le combattant était sorti effrayé. On but aux délices du pacifisme comme l’assoiffé à une fontaine d’eau fraîche. « Plus jamais la guerre ! » : ce vœu désespéré de toute une génération, qui ne pouvait être tenté de le crier – et même, pour les esprits simples, de le croire possible ? Hélas, dans ces mêmes années 20, l’Allemagne commençait déjà à réarmer : un an après la fière déclaration de Drieu, le 16 avril 1922 exactement, la République de Weimar et l’Union Soviétique signaient à Rapallo un pacte dont plusieurs clauses secrètes autorisaient l’Allemagne à puiser dans les réserves russes pour assurer son réarmement et à entraîner son armée, chars de combat compris, dans les plaines de la Volga, toutes choses qui violaient le traité de Versailles. Mis à part l’Action Française dont le chroniqueur diplomatique, Jacques Bainville, prévoyait la guerre à venir, on ferma les yeux, Briand proposant de lui-même à Stresemann la reconstruction d’une Europe fondée sur une franche entente franco-allemande. On apprendra plus tard, en dépouillant les lettres que le ministre allemand envoyait au Konprinz, qu’il se moquait de ce pauvre naïf dont on payait les concessions par de bonnes paroles sur les vastes perspectives de « l’Europe nouvelle ».
De son côté, la Russie communiste sortait de son isolement et commençait à prendre ses aises, préparant à son tour ses revanches. Bref, la politique des grands États prospérait de plus belle. L’aveuglement pacifiste culmina le jour de 1935 où, de la tribune de la SDN, le superbe Blum adjurait celui qu’il nommait « M. Hitler » de respecter les traités, se prolongea avec les accords de Munich, puis avec la collaboration (toujours au nom de l’« Europe Nouvelle ») et il aurait dissous la France sans le sursaut patriotique que symbolisa un général qui savait, lui, que « l’épée est l’axe du monde » – en somme que le virus de la guerre ne meurt jamais.
On comprend pourquoi nous avons tant de mal à commémorer la victoire de 1918 pour ce qu’elle fut : une victoire de la nation armée dont nous ne voulons plus entendre parler – en dehors des réminiscences archaïques dont le soldat Beltram vient d’offrir un bel exemple, montrant que, caché sous la réalité d’un monde réglé par la jouissance égoïste, demeurait le vieil archaïque guerrier. Non seulement nous ne voulons pas (ou mollement) commémorer 1918, mais nous le faisons de travers : l’année du centenaire commença par la relance macronienne du « couple franco-allemand », et même par une désolante exposition organisée par la Mairie de Bordeaux sur « le sauveur américain ». Il faut lire les historiens sérieux, tel Dominique Lormier, auteur d’un implacable ouvrage, Le Mythe du Sauveur Américain. Essai sur une imposture historique (Pierre de Taillac, 2017), pour mesurer cet aveuglement. Débarquant en 1917, les troupes de la fringante Amérique ne venaient pas tant faire la guerre que… sa propagande. À la guerre, pour laquelle elles étaient mal préparées, elles ne participèrent que très peu – en tous les cas pas de façon significative avant le printemps 1918, quand tout était joué, s’arrogeant le mérite d’une victoire qui avait été déjà assurée par la France, mais aussi par l’Angleterre et le Commonwealth, la Russie – et l’Italie, elle décisive quand, dans l’été 1918, elle mit l’Autriche à genoux, ce qui entraîna l’armistice allemand. Au passage, un fameux livre à lire…
À l’oubli total des incessants retours de la géopolitique, et de la guerre permanente que se livrent en tout temps les États, viennent ensuite s’ajouter deux autres, aussi graves : en 1948 (autre anniversaire) on posa à la Haye le principe de la fusion des États, c’est-à-dire leur disparition à l’éternelle enseigne de « l’Europe nouvelle », ce qui en restait devenant un État-maman, auquel personne ne doit rien mais dont on attend tout, avant qu’en Mai 1968 (autre anniversaire !), ce soit la civilisation elle-même qu’on entreprenne de jeter par la fenêtre, avec les implications géopolitiques qui ne furent pas moins mortelles que les autres : nous en sommes là.

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°303 Mai 2018