Jérusalem, le Mur des Lamentations © Assaf Shtilman-Travail personnel, commons.wikimedia.org-

La question palestinienne

L’Europe n’a pas fini de payer son indifférence, ou son suivisme, sur la question palestinienne ; ni de méditer la prescience du Général de Gaulle qui, lors de sa conférence de presse du 27 novembre 1967 (celle du « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur »), relata ainsi la mise en garde qu’il avait faite, peu avant qu’Israël ne lance la Guerre des six jours, à son ministre des Affaires étrangères Abba Eban : « Certes, malgré l’infériorité numérique de votre population, étant donné que vous êtes beaucoup mieux organisés, beaucoup plus rassemblés, beaucoup mieux armés que les pays arabes, je ne doute pas que vous remporterez des succès militaires. Mais ensuite, vous vous trouveriez engagés sur le terrain, et au point de vue international, dans des difficultés grandissantes d’autant que la guerre en Orient ne peut pas manquer d’augmenter dans le monde une tension déplorable et d’avoir des conséquences malencontreuses pour beaucoup de pays. Si bien que c’est à vous, devenu des conquérants, qu’on en attribuerait les inconvénients. »
Ces conséquences, nous les avons aujourd’hui, étendues en cercles concentriques jusqu’à embraser tout le monde musulman et menacer l’Europe d’une invasion migratoire : non point malencontreuses, mais désastreuses.
Les propos que tint le Général en novembre 1967 étaient prophétiques : rappelant que le mouvement sioniste avait acquis des terres en Palestine « dans des conditions plus ou moins justifiables » (était visé le terrorisme de la Haganah, de l’Irgoun, du groupe Stern), il n’en prenait pas moins acte de l’existence d’Israël, la justifiait et s’en réjouissait, à condition que la politique du nouvel État soit assez équilibrée pour panser les plaies, et ouvrir la voie au cercle vertueux de l’entente et de la coopération avec ses voisins arabes dans la perspective de la création d’un État palestinien, seule façon de régler le gros problème des réfugiés chassés de leur terre, et de développer la région. Cette hypothèse raisonnable eut de nombreux défenseurs, y compris en Israël, de Ben Gourion ou Yitzhak Rabin, des mouvements comme la Paix Maintenant, une large majorité des intellectuels et du Parti Travailliste alors dominant – ainsi que dans la diaspora juive européenne, notamment en France – c’est à l’instigation de la France que fut adoptée en 1980 à Venise une déclaration européenne commune en faveur de la création d’un État palestinien. Cette voie intégralement « politique » connut d’heureux prolongements avec les accords de Camp David, puis ceux d’Oslo de 1993 et l’Appel de Genève en 2006.
Hélas tout concourut à faire échouer cette entente entre les « politiques » (les modérés) des deux camps – car la véritable opposition n’est pas entre Israël et le monde arabe mais entre les modérés et les « faucons » des deux camps. Pour commencer, plusieurs pays arabes refusèrent le principe même de l’existence d’Israël, une violente résistance palestinienne recourant à son tour au terrorisme qui fit les grandes heures de l’OLP. Côté israélien, les faucons progressaient à leur tour, influencés par une diaspora juive américaine de plus en plus influente à Washington. Cette escalade, dont de Gaulle s’alarmait en 1967, se déchaîna au point de placer dans l’illégalité internationale un État qui devait tout à l’ONU mais bafouait ses résolutions, colonisant les territoires occupés et survoltant le cycle infernal des violences et des répressions.
Ce cycle allait embraser toute la région : se voyant menacé, Israël, aidé des faucons américains (les néo-cons), entreprit de « neutraliser » tous les États voisins : le Liban dans les années 80, puis l’Irak, puis la Libye, à présent la Syrie. La facilité avec laquelle Israël réussit à se faire aider par « la communauté internationale » ne s’explique pas seulement par ses relais médiatiques nombreux, mais aussi par l’habile utilisation de deux vieux ressorts de l’art de la guerre :
– D’une part le divide ut imperare, diviser pour régner. L’Arabie-Séoudite, son énorme richesse pétrolière aidant, fut de plus en plus liée à l’économie états-unienne, faisant basculer une part croissante des pays arabes, notamment les riches pétro-monarchies du Golfe dans le camp des faucons.
– D’autre part le très subtil Jupiter dementat quos vult perdere : tel Jupiter, les faucons rendirent fous ceux qu’ils voulaient perdre, poussant les Palestiniens et leurs soutiens dans un islamisme dont la radicalité les discrédita. Jeu terrible : chacun sait que le Hamas fut créé par gouvernement Israélien contre une OLP qui devenait plus politique donc plus dangereuse ; et que l’une des prouesses des néo-cons fut de favoriser et de financer via l’Arabie-Séoudite l’extrémisme islamiste (Al Quaida, État islamique), puis de l’utiliser dans un jeu de surenchère maximale. Jouant sur cette vaste palette, et le renversement d’une opinion publique mondiale alarmée à juste titre des progrès de l’islamisme, Israël et ses alliés peuvent dès lors tout se permettre, jusqu’à isoler la vielle Perse déjà neutralisée par un embargo terrible.
Détruire ses adversaires est de bonne guerre, dira-t-on justement : Israël a bien joué. De même, États-Unis et pays du Golfe qui prennent leurs avantages. Mais pourquoi l’Europe suit-elle cette surenchère dont elle est la première victime ? La France retrouvera-t-elle les voies de la désescalade prônée par son fondateur, entraînant l’Europe dans une politique plus indépendante, pour commencer sur le dossier iranien en sauvant, contre les États-Unis, l’accord multilatéral de 2015 ? Nous voici au pied du mur.

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°304 Juin 2018