Troupes russes en 1914 © Commons.wikimedia.org

1918 : des alliances en Europe

La politique a de multiples branches, qui ont au moins un point commun : on ne peut les saisir sans une solide érudition historique, l’histoire étant bien l’autre nom de la politique – au sens le plus noble de ce terme qui en a tant, du meilleur au pire. Longtemps, l’étude de l’histoire a tenu lieu de science politique, science au contenu si filandreux qu’il était fatal que la pompeuse école du même nom se transforme en une banale école de commerce. Un domaine souffre plus que tout autre de l’inculture historique, la géopolitique, à laquelle on ne comprend goutte sans une solide connaissance de l’histoire. Les esprits modernes, sentant qu’ils souffrent de ce qu’ils nomment un « gap », se donnent périodiquement des sessions de rattrapage, ces « commémorations » qui parsèment désormais nos calendriers. Encore faut-il ne pas les manquer.

Une commémoration manquée
C’est ce qui advient malheureusement pour la Grande Guerre 14-18. Pour s’en dispenser, M. Hollande, bottant en touche, annonça que tout serait regroupé en 2018 – pareil passe-passe avait été utilisé par feu M. Mitterrand regroupant le prétendu « bloc de la Révolution » autour, pardi, de la seule année 1989. Hélas, l’année de la grande commémoration passe et l’on ne voit rien venir. Nous avons signalé ici combien l’affaire avait mal commencé avec l’exposition que la ville de Bordeaux organisa l’hiver dernier à la gloire du « sauveur américain » – lequel ne fit pourtant pas grand-chose, n’alignant ses premières divisions qu’au printemps 1918, et se souciant principalement d’en faire la propagande. Ceci s’aggrava encore avec la calamiteuse « visite d’État » que M. Macron, qui doit avoir appris l’histoire du XXe siècle dans les films américains, effectua aux États-Unis en avril, censée célébrer la déjà trop célèbre « amitié franco-américaine » et qui se solda par une bérézina diplomatique. Les familiarités dont usa M. Trump avec le jeune président réduit à jouer le nice fellow rigolard ne firent que refléter la soumission d’un matamore qui, contrairement aux déclarations précédant son voyage, se fit rouler sur tous les sujets, l’Iran, les sanctions économiques, les mesures protectionnistes et, bien sûr, le traité sur le climat. Il est vrai qu’une diplomatie qui a pris l’habitude de tenir son principal adversaire pour son meilleur allié ne peut aller loin.
Les choses empirèrent au mois d’août quand le même M. Macron dédaigna d’interrompre ses vacances, et les minauderies qui les ont ponctuées, pour aller célébrer à Amiens, pourtant sa ville natale (et celle de sa femme), le centenaire de la bataille qui, il y a cent ans, scella la défaite allemande – coûteuse (environ 25 000 morts et blessés français), elle marqua le début de « l’offensive des cent jours » qui aboutit à l’armistice. Mais, célébrée, elle le fut par les Anglo-Saxons réunis dans la cathédrale d’Amiens comme à la parade : force dignitaires états-uniens, canadiens, australiens, et bien sûr britanniques, dont le prince William, deuxième dans l’ordre de succession, et le Premier ministre Mme May, prirent la parole (tous en anglais, le prince dérogeant à la coutume de la famille royale britannique s’exprimant en France en français – même l’évêque crut bon de parler anglais). La délégation française était à l’origine réduite à une secrétaire d’État inconnue mais, devant les protestations, le Premier ministre, en vacances, finit par demander à Mme Parly d’interrompre les siennes…

Rattrapage en novembre pour le président français ?
Après la Russie, c’est pourtant la France qui contribua le plus durement à la victoire : 1,67 million de morts, devant le Royaume-Uni (994 000) et les États-Unis (117 000), tous deux moins touchés que l’Italie (1 242 000) et la Serbie (1 256 000). Encore faut-il relativiser l’apport anglo-saxon – que la démonstration d’Amiens avait pour but de magnifier. Wikipédia annonce que 4 millions de soldats américains ont traversé l’Atlantique ; mais, l’essentiel étant commis à l’intendance, une faible part (environ 420 000) fut engagée – encore étaient-ils mal armés, la France devant fournir 90 % des « armes lourdes », et si peu expérimentés qu’il fallait sans cesse les remplacer. Quant aux Britanniques, certes précieux au long de la guerre, ils faiblirent un peu à partir du printemps 1918 : l’état-major français se plaint de devoir sans cesse dégarnir ses armées des divisions que lui réclamait Douglas Haig, en péril sur plusieurs fronts.
Peut-être M. Macron aura-t-il à cœur de se rattraper en novembre, comme on lui en prête l’intention : il serait alors bien avisé d’associer ceux qui permirent à la France de repousser un envahisseur dont le but affiché était de la réduire à rien : la Russie, qui accusa 3,6 millions de morts, et Nicolas II qui tint bon jusqu’à son renversement. La Serbie, qui fixa dans les Balkans un très grand nombre de divisions germaniques ; et par-dessus tout l’Italie qui, au départ mal équipée, finit par fournir un tel effort (la seule bataille de l’Isonzo fut plus meurtrière que Verdun) qu’elle mit en déroute les quelque 80 divisions autrichiennes sur lesquelles comptait tant l’Allemagne, au point que plusieurs généraux allemands, et Ludendorff lui-même, jugeront que c’est l’Italie qui gagna la guerre. En somme, c’est avec les gouvernements russe, serbe et italien que nous devrions célébrer la victoire. Mais il faudrait pour cela avoir quelques notions d’histoire – et une certaine capacité d’anticipation quant aux alliances à nouer pour défendre l’Europe à l’avenir.

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°306 Septembre 2018