Le docteur Dominique Megglé

Être thérapeute chrétien ?

Le docteur Dominique Megglé est psychiatre, spécialiste d’hypnose ericksonienne, et auteur de nombreux ouvrages de psychologie dont Les thérapies brèves (Le Germe, 2011). Il nous parle notamment de la notion de « thérapeute chrétien » : y a-t-il, autrement dit, une façon chrétienne d’être un thérapeute en psychologie ?

La Nef – Dans le domaine de la psychologie, la notion de « thérapeute chrétien » a-t-elle un sens ? Autrement dit, le fait d’être chrétien donne-t-il un éclairage spécifique à la pratique de la psychologie ou de la psychiatrie ?
Dominique Megglé – En grec, « thérapie », c’est le soin, toutes les techniques qui soulagent et si possible, guérissent. C’étaient les médecins, ayant étudié les lois de la nature et guidés par le Serment d’Hippocrate, qui faisaient le soin. Les chrétiens des premiers siècles étaient surnommés les « thérapeutes » parce que le message d’amour de Jésus-Christ qu’ils transmettaient soulageait les gens de bien de leurs misères physiques et mentales. En les convertissant, ils leur apportaient le bonheur. Les cœurs et les corps étaient apaisés. Dans ce sens, on peut parler de « thérapie chrétienne » par la conversion. La psychologie moderne reprend le sens premier de « thérapie », celui des Grecs. Il s’agit donc de techniques qui soignent la nature humaine. Pie XII qualifiait le médecin de « ministre de Dieu sur la nature ». Il ne lui demandait pas d’intervenir au plan religieux, affaire du prêtre. En ce sens, il ne peut pas y avoir de thérapie ni de thérapeute chrétien.
Cependant, quand un praticien soigne le psychisme, sa conception de la nature humaine a un rôle capital dans les soins qu’il donne. S’il croit qu’il n’y a pas de nature humaine, que l’homme est entièrement conditionné par ses pulsions, n’est pas immortel et que son unique but raisonnable ne peut être que de jouir de plaisirs successifs tant qu’il est en vie, il ne conduira pas ses thérapies de la même manière que le praticien qui croit qu’il existe une loi naturelle, que l’homme est libre, même si c’est d’une liberté entravée, peut maîtriser ses pulsions et donc changer, qu’il est en constant devenir et destiné au bonheur éternel en Dieu. Le premier voit en l’homme un mammifère supérieur, le second une personne. Le premier croit que la vie et la souffrance n’ont pas de sens, le second si. On voit d’ailleurs ici que le pessimisme du premier amoindrira ses résultats thérapeutiques par rapport au second. Comment rendre espoir à un déprimé si l’on pense que la vie est absurde ?
Pour toutes ces raisons, la notion de thérapie chrétienne et de thérapeute chrétien a un sens. Le fait d’être chrétien donne un éclairage très efficace à la pratique de la psychologie et de la psychiatrie. Un éclairage, c’est-à-dire une inspiration sous-jacente et une orientation stratégique. En revanche, le fait d’être chrétien n’apporte rien à la matérialité des techniques thérapeutiques utilisées : celles-ci sont uniquement du ressort de la science. Donc, on ne s’affiche pas comme « thérapeute chrétien ». Si vous êtes mauvais au plan technique, vous resterez mauvais même si vous êtes chrétien ! Il vaut mieux que le chrétien qui souhaite faire une thérapie s’adresse à un bon thérapeute incroyant qu’à un mauvais qui s’affiche chrétien ! J’en ai connu de merveilleux, pleins d’humanité et dévouement, des hommes de bonne volonté.

Quelle attitude vous semble indispensable de la part du thérapeute dans son exercice ?
La gentillesse. Les études scientifiques ont montré que seulement 15 % de l’efficacité des thérapies reposait sur des techniques spécifiques et que 85 % de l’efficacité reposait sur des facteurs dits non-spécifiques : bienveillance et honnêteté du thérapeute, motivation du patient.
La gentillesse, c’est considérer la personne qui consulte comme unique, aussi unique que ses empreintes digitales ; se dire que, quelqu’étran­ge que nous paraisse son comportement, elle a sûrement de bonnes raisons d’agir ainsi ; être sûr qu’elle a en elle les ressources pour avancer, et que, puisqu’elle les ignore, c’est notre travail, de l’aider à les découvrir ; et dans ce but, la rejoindre dans sa souffrance afin qu’elle se sente comprise pour de bon. Quand elle se dit : « ce type-là m’a comprise », alors, d’un seul coup, elle ne se sent plus seule, sa souffrance s’allège et elle est prête à coopérer.

Aujourd’hui, la chute de la pratique fait que les gens ne se confient plus guère aux prêtres, mais à leur « psy » : les seconds ont-ils remplacé les premiers, exercent-ils la même fonction auprès des personnes ?
Il est indéniable que nous avons beaucoup remplacé les prêtres. Certes, souvent, les prêtres ne sont pas ou mal outillés devant les problèmes psychologiques, mais surtout, ce n’est pas leur vocation et nous n’avons pas la même fonction. Avec moi, le patient ne vient pas rencontrer l’homme de Dieu mais le technicien du psychisme, celui qui va remettre son cerveau en place. Avec moi, l’entretien ne se finit jamais à genoux avec un Ego te absolvo.

Comment le psychiatre que vous êtes établit-il la distinction entre problèmes spirituels et psychologiques ? Arrive-t-il que des prêtres vous envoient des patients ? Et inversement, avez-vous déjà renvoyé des patients vers un prêtre ?
Souvent, des prêtres m’envoient des patients, laïcs, séminaristes ou confrères. Il arrive aussi qu’ils consultent pour eux-mêmes. La pathologie psychiatrique la plus souvent rencontrée chez les prêtres est le burn out, comme chez Orange ou d’autres grandes entreprises, comme partout aujourd’hui dès qu’on a la chance de travailler. Ils sont épuisés. Il faudrait que ces prêtres prient plus, reçoivent plus leurs ouailles, aient moins de réunions, concélèbrent moins et, surtout, se sentent plus entourés d’affection. Ils retrouveraient le sens de leur vocation. Qu’ils relisent Dom Chautard !
Les directeurs de séminaires et les maîtres des novices s’arrachent aussi souvent les cheveux avec leurs jeunes qui viennent d’une société déboussolée. Il manque des repères de base à ceux-ci. Comme au Ve siècle, quand saint Benoît a écrit sa Règle dans un monde romain en déliquescence : au chapitre IV, il demande à ses moines de « ne pas tuer ». À des moines, censément sur le chemin de la sanctification, il demande de ne pas tuer ! Avec nos jeunes, nous n’en sommes pas encore là !
Envoyer des patients à des prêtres ? Bien sûr, cela arrive. Des deuils, des conflits de conscience moraux et religieux, bref, des personnes dont je pense qu’elles ont besoin d’un éclairage de plus haut que ma petite psychologie et qui viendra assainir ainsi la leur.
Pour finir par le début de votre question, comme psychiatre, je n’ai pas les éléments pour faire une distinction entre problèmes psychologiques et spirituels. Il n’y a pas de critères. J’admets que l’on parle de « problèmes psychologiques ». Quand vous avez un problème, vous devez le résoudre. C’est ce que nous essayons de faire. Mais un problème, c’est de la mathématique, de la physique, de la science, des techniques, ce que vous voulez. Vous devez trouver une explication logiquement rigoureuse qui l’explique et ainsi le résoudre.
Mais comment parler d’un « problème spirituel » ? Comment parler de « problème » quand il s’agit du Mal ? Est-ce un « problème » que ce gosse de vingt ans qui meurt foudroyé du cœur dans un match de tennis, que cette femme de cinquante ans qui meurt d’un cancer du poumon en laissant cinq enfants ou que ce vieillard qui meurt d’Alzheimer sans reconnaître ses enfants ? Pouvez-vous résoudre ça ? Avez-vous une explication ? Non, ce ne sont pas des « problèmes », mais un mystère, celui du Mal. Nous devons courber la tête, accepter et entrer dans le mystère. Notre Seigneur, sur la Croix, nous y invite, comme la seule attitude intelligente et fructueuse.
Les plans spirituel et psychologique ne sont pas au même niveau. Quand vous avez un problème psychique ou physique, vous devez d’une part tâcher de le résoudre avec un technicien, le thérapeute, et d’autre part, dans la prière, tâcher de l’accepter, d’y discerner ce que Dieu veut par là pour vous et le Lui offrir. Quand je rencontre un patient, je l’aide à régler son problème et je vois aussi un homme pour lequel Jésus a donné Son Sang et je vois Jésus souffrant dans cet homme. C’est pourquoi je prie pour mes consultants.

Où se situent le problème de la possession diabolique et la distinction entre le rôle de l’exorciste et celui du psychologue ?
Ce n’est pas au psychiatre de se poser la question d’une éventuelle possession diabolique. Cela dit, s’il est chrétien, il sait qu’elle est toujours possible d’autant que le démon, travaillant l’imagination, peut singer tous les tableaux de la pathologie mentale, mais la plupart de ceux-ci ont une cause naturelle. Il arrive cependant qu’avec certains patients, j’aie une forte présomption de la présence du diable. Je crois que cette perception occasionnelle vient de ma confirmation. Je conseille alors à la personne de consulter l’exorciste diocésain pour avoir son avis. Je ne dis jamais à la personne qu’elle est possédée ou infestée ! Je ne suis pas compétent.

Nos sociétés modernes déconstruisent systématiquement toute l’anthropologie traditionnelle de notre civilisation au point que même les notions d’homme et de femme ne sont plus claires (théorie du genre) : quel impact cela a-t-il en termes psychologiques sur une population ?
Aujourd’hui, plus personne ne sait ce qu’est être homme ou femme. Il y a une dédifférenciation des rôles respectifs. Les femmes, « libérées » par la contraception, n’ont plus aucune limite. Certaines sont prises d’une ambition professionnelle effrénée, la même qu’elles reprochaient aux hommes autrefois. Avant 60 ans, l’écrasante majorité des divorces est demandée par les femmes. Cette dédifférenciation et l’instabilité des ménages sont source d’une énorme souffrance psychique, tant pour les adultes que pour les enfants (dépression, troubles anxieux). Les hommes se sont mis à avoir peur des femmes d’une manière nouvelle. On le voit particulièrement dans l’évolution de l’hystérie, qui est une pathologie du désir. L’hystérie s’est aggravée et les hommes adoptent aujourd’hui les comportements hystériques qu’avaient les femmes d’il y a un siècle, quand elles étaient le sexe opprimé. Les professionnels sont perplexes.

Notre société incite largement à considérer son propre intérêt plutôt que celui d’autrui et la littérature psychologique montre que l’on a de plus en plus affaire à des phénomènes de perversion jusqu’au « pervers narcissique » : à quoi attribuez-vous cette évolution… et que pourrait-on faire pour la ralentir ?
Cette société individualiste et sans limites au désir favorise la multiplication des pervers. On utilise l’autre pour y trouver sa jouissance narcissique, et quand on l’a bien « pompé », qu’on l’a bien asséché, on le jette et celui-ci n’a plus que ses yeux pour pleurer. On le voit dans les entreprises et les relations homme-femme. C’est le fruit de Mai 68. Au terme psychologisant et si vulgarisé de « pervers narcissique », je préfère le bon vieux et plus simple « méchant ». On y voit ainsi plus clair. Un pervers narcissique n’est rien d’autre qu’un méchant. Alors, vous me demandez en somme comment faire reculer la méchanceté dans le monde ? Demandez-le à Jésus. Une seule voie : faire progresser l’amour. C’est l’Évangile.

Peut-on voir un lien entre des troubles tels que la dépression ou les troubles anxieux et un mauvais usage de la liberté ? La liberté peut-elle être un danger ?
Tout ce que nous venons de dire le démontre. C’est par un mauvais usage de notre liberté que cette société est devenue individualiste, sans limites au désir, fabriquant des méchants à tour de bras, cassant les ménages à répétition, harcelant les gens au travail. Tout cela est le résultat de multiples actes personnels, libres, immoraux. Mais cela va beaucoup plus loin.
Comme vous le savez, il existe une psychiatrie vétérinaire. Les chevaux et les chiens peuvent faire des dépressions. Ils ont un psychisme (mémoire, imagination, intelligence estimative) qui peut souffrir du fait de certaines expériences pénibles, de leur éducation ou de leur biologie. Les humains ont ce même type de souffrance qu’eux, mais ils ont, en plus, une autre forme de souffrance psychique que les animaux n’ont pas. Ce sont tous les désordres provoqués en eux par des perturbations de la conscience morale. On n’a jamais vu un chien devoir répondre de ses actes en justice, comme les nazis à Nuremberg. Je me souviens d’un gars qui avait fait une sévère dépression après avoir été condamné injustement à de la prison avec sursis : il avait été accusé faussement par son ex-femme d’avoir tripoté leur fille et le tribunal avait suivi la menteuse.
Ce que l’être humain supporte le plus mal, c’est d’avoir mauvaise conscience. Un seul exemple. Une femme de 40 ans consulte pour dépression. Sa vie est un échec. Depuis quinze ans, elle commence des relations sentimentales qui n’aboutissent jamais, elle commence des formations professionnelles qu’elle ne finit jamais. Je me demande si elle n’a pas un problème de conscience et lui pose la question : « Par hasard, dans votre vie, n’auriez-vous pas fait un jour quelque chose de mal, de vraiment mal ? » Passé un cri de dénégation, elle se prend la tête dans les mains et pleure. À 25 ans, elle était élève-infirmière (sa première formation). Le jour de son évaluation, elle doit piquer un malade. Entre la salle de soins et la chambre de celui-ci, elle se rend compte qu’elle s’était trompée de produit à injecter. Elle pique quand même le patient avec le mauvais produit pour ne pas avoir une mauvaise note à son évaluation. Et surtout, quinze jours après, elle recommence : elle pique encore sciemment un malade avec un mauvais produit. Sa conscience l’a jugée : elle était une sale fille, elle n’était plus fiable à ses propres yeux. Elle a abandonné ses études d’infirmière et, depuis, sa conscience morale la poursuivait.
Alors, oui, bien sûr, la liberté peut être dangereuse pour notre santé psychique quand nous l’utilisons pour le mal, et évidemment elle nous est bénéfique quand nous la tournons vers le bien. Et vous savez, j’ai la formule du bonheur.

Quoi, vous avez la formule du bonheur ?
Oui, elle tient en deux mots : merci, pardon. Une personne capable de gratitude, qui se rend compte de tout ce qu’elle a reçu depuis sa naissance et reçoit quotidiennement de Dieu et des autres et le leur exprime souvent aura le cœur plein de joie. Elle ira bien.
Quant au pardon, ce n’est pas une ardoise magique grâce à laquelle on effacerait le tort qui nous a été fait et qui ainsi n’existerait plus. Non, c’est une remise de dette. Quand un type vous cause un tort, il vous prend quelque chose qui vous appartient (argent, réputation, etc.). Il devient votre débiteur et vous son créancier, jusqu’à ce qu’il vous rende ce qu’il vous a volé : c’est la justice. Mais vous pouvez décider de lui remettre sa dette : c’est le pardon. Pourquoi pardonner ? Parce que la plupart de nos débiteurs ne nous rendront jamais ce qu’ils nous ont pris. Alors, inutile de nous torturer en courant après une justice illusoire. Tant que nous ne pardonnons pas, nous ruminons notre créance, sommes en proie au ressentiment qui peut nous faire tomber malade. Dans le ressentiment, notre débiteur nous occupe incessamment la tête, nous sommes devenus son esclave, les rôles sont injustement renversés. En lui pardonnant, nous coupons la chaîne de notre esclavage, nous sommes libérés et apaisés. Bien sûr, humainement parlant, tout n’est pas pardonnable. Aux chrétiens qui souffrent de ne pas arriver à pardonner des horreurs qui leur ont été faites, je conseille de plonger celles-ci dans le Cœur ouvert de Jésus sur la Croix et de ne plus s’en occuper. Que leur psychisme garde l’impression de ne pas pardonner, en réalité, dans la foi, ils ont pardonné parce que Jésus a pris l’horreur en Lui et a pardonné pour eux. Ainsi commence pour eux le chemin d’un apaisement grandissant.
Alors, merci, cher ami, de m’avoir permis de m’exprimer auprès de vos lecteurs, et pardon de certaines longueurs que je vous ai imposées.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

© LA NEF n°306 Septembre 2018