Jean-Claude Larchet est un théologien orthodoxe français, docteur en philosophie et en théologie, auteur de trente livres traduits en dix-sept langues.
La Nef – À l’instar de Lynn White, tout un courant de pensée a accusé le christianisme d’être à l’origine de la crise écologique, en raison de l’ordre de Dieu à l’homme, dans la Genèse, de soumettre la terre et dominer toutes les autres créatures ordonnées à l’homme : que leur répondez-vous ?
Jean-Claude Larchet – Le christianisme existe depuis vingt siècles, la crise écologique depuis moins d’un siècle. Si le christianisme était responsable de celle-ci, pourquoi aurait-il fallu attendre dix-neuf siècles pour qu’elle se produise ? L’article dans lequel White expose sa pensée ne produit qu’une maigre documentation et ne déploie qu’une pauvre argumentation. Il doit sa célébrité à la promotion qu’en ont faite des représentants d’une écospiritualité inspirée par le courant New Age qui, dans la ligne de l’hindouisme et du bouddhisme, relativise la place (et aussi la valeur) de l’homme dans la nature, plaçant à égalité avec lui tous les autres êtres confondus dans un grand tout indifférencié. Ils s’en prennent alors à l’anthropologie chrétienne, laquelle affirme, sur la base du livre de la Genèse, la supériorité de l’homme sur les autres êtres de la nature et le pouvoir qui lui a été donné par Dieu de régner sur eux.
Le commandement donné par Dieu aux premiers hommes « croissez [ou : soyez féconds] et multipliez » (Genèse 1, 28) a particulièrement été incriminé par eux comme étant le fondement judéo-chrétien le plus explicite de la tendance de l’homme à développer une exploitation de la nature, et même de l’idéologie du progrès indéfini à laquelle est soumise la civilisation moderne. Mais c’est faire un double contresens. Cette formule, à un premier niveau, vise le développement du genre humain (qui à l’origine, selon la Bible, se réduit à deux personnes). À un second niveau, dont témoignent la plupart des commentaires des Pères de l’Église, cette formule est entendue dans un sens symbolique comme désignant la croissance spirituelle de l’homme et la multiplication en lui des vertus. Cela n’a rien à voir avec le développement technologique qui a provoqué l’exploitation sans limites de la nature et la crise écologique actuelle qui en découle, et qui, comme je le montre, vient au contraire d’un abandon progressif des valeurs chrétiennes qui a commencé à la Renaissance et a connu son apogée aux XIXe et XXe siècles.
Vous démontrez que dans la crise écologique, ce qui est en cause n’est pas « la supériorité de l’homme par rapport aux créatures ni son pouvoir sur elles, mais la nature de cette supériorité et la façon dont elle est conçue » : pourriez-vous nous expliquer cela ?
Il est bien clair d’une part que, comme dit la Bible, « c’est au Seigneur qu’appartient la terre et tout ce qu’elle contient », qu’Il en est le seul Maître, parce qu’Il en est l’origine, exerce Sa Providence sur toutes Ses créatures, et en est la finalité. Il est bien clair d’autre part que l’homme occupe la place de « roi de la création » non parce qu’il se l’est attribuée, mais par la volonté de Dieu, pour exercer une mission dont le but est spirituel. Fondamentalement, cette mission consiste à rapporter, dans la contemplation et l’action eucharistique, toutes les créatures à Dieu. Le sens permanent de la relation des créatures à Dieu institue un respect et un amour des créatures en Dieu, et fait de l’homme un gardien et un protecteur plutôt qu’un destructeur de la nature, et, quant à l’usage légitime des biens de la création, un sage intendant plutôt qu’un exploitant et a fortiori un exploiteur.
Parmi les causes qui ont permis d’aboutir à la situation actuelle, vous évoquez « le changement de paradigme de la Renaissance », avec notamment l’humanisme, et le développement des techniques : pouvez-vous nous en dire un mot ?
Si l’on observe le monde occidental, dans lequel s’est d’abord produite la crise écologique, on peut constater qu’au Moyen Âge y domine une conception de la nature qui reconnaît à celle-ci, à travers le christianisme dominant, une certaine sacralité et une fonction symbolique, que par exemple l’art roman traduit bien.
La Renaissance, dans l’Europe du xvie siècle, voit l’humanisme s’imposer dans tous les domaines, avec plusieurs corrélats : le naturalisme, le rationalisme et l’individualisme. Comme je le montre dans mon livre, toutes ces tendances ramènent la nature à elle-même et à l’homme, perdant de vue sa relation à Dieu qui fonde le respect qui lui est dû. L’homme devient, comme le recommande Descartes au xviie siècle, « maître et possesseur de la nature », inaugurant avec elle une relation de pouvoir et de domination (qui jusqu’alors était réservée à Dieu, créateur et provident), de possession (l’homme n’étant auparavant qu’un locataire et un intendant), et d’exploitation (l’homme n’étant auparavant qu’un usager limitant sa consommation aux nécessités vitales). Les êtres de la nature deviennent de purs objets et des moyens de satisfaire les passions de l’homme déchu, en particulier l’amour égoïste de soi, l’amour de l’argent et des biens matériels, l’avidité et la convoitise. Les techniques d’exploitation intensive des ressources naturelles qui se développent dans l’industrie et l’agriculture aux XIXe et XXe siècles en relation avec le développement de la science, d’une part, et du capitalisme, d’autre part, n’ont d’autres sources que ces passions, devenues celles de toute une civilisation.
Pour résoudre la crise écologique, vous écrivez que les remèdes politiques sont insuffisants et qu’il faut aussi des remèdes spirituels : pouvez-vous nous expliquer cela et nous donner des pistes de remèdes spirituels ?
Nous sommes dans un monde où les multinationales sont devenues plus puissantes que les États, et où la politique des États est subordonnée aux exigences des lobbies. L’État, quand il ne soutient pas, par intérêt économique, les responsables de la crise écologique, est incapable de s’y opposer et doit limiter sa politique écologique à des mesures dont les effets sont très limités.
Il faut s’attaquer aux racines spirituelles du mal. L’homme moderne doit commencer, dans une attitude de repentir, par regretter les fautes qu’il a commises et continue à commettre vis-à-vis de lui-même, des autres hommes et des êtres de la nature qui dépendent de lui. Il faut s’attaquer ensuite aux passions qui habitent notre société, mais qui habitent aussi chacun de nous, en particulier l’amour de l’argent et des bien matériels, l’avidité, l’envie (qui pousse à avoir toujours plus), et la soif de jouissance matérielle qui leur est liée. Il faut apprendre à se modérer, adopter un train de vie plus sobre et pour cela accepter des sacrifices. Il faut renouer avec l’idée que le bonheur peut être atteint non par le progrès matériel (collectif et personnel), mais par le progrès spirituel. Il faut retrouver, vis-à-vis de la nature, une attitude contemplative qui perçoive la présence de Dieu dans ses créatures, retrouve la sacralité du monde (tout en évitant les excès idolâtriques où sont tombés les mouvements écologiques néo-païens dont je parlais précédemment). C’est cela seul, et non une norme morale ou légale, qui peut véritablement fonder le respect et même l’amour de la nature, et mettre fin aux mauvais traitements qu’on lui inflige. Cet idéal est certes éloigné de nos sociétés sécularisées, écrasées par le matérialisme ambiant, ivres de consommation, et soumises à l’idéologie d’un progrès économique sans limites. Mais les chrétiens peuvent donner à cet égard un exemple contagieux, forts de leur conviction que c’est en changeant l’homme que l’on peut changer la société et que les efforts de chacun, ajoutés à ceux des autres, peuvent venir à bout des structures les plus puissantes.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Jean-Claude Larchet, Les fondements spirituels de la crise écologique, Éditions des Syrtes, 2018, 144 pages, 15 €.
© LA NEF n°307 Octobre 2018