Paul Kagamé © David Shankbone-Shankbone-Commons.wikimedia.org

Kagamé et le drame rwandais

Pays montagneux au climat tempéré et aux paysages parfois renversants de beauté, le Rwanda est remarquable par sa situation : pays central, c’est aussi celui du partage des eaux : au Nord le Nil, à l’Ouest le fleuve Zaïre. Qui contrôle ce pays occupe une position stratégique de choix ; les appétits sont d’autant plus vifs que la Belgique, après l’avoir colonisé, s’en est désintéressée, le livrant à la concurrence des deux nations qui convoitent un continent dont les ressources du sous-sol et la population totale seront bientôt les premières du monde : la France, qui assuma d’abord la succession belge grâce à une coopération économique et culturelle fructueuse, à l’enseigne de la francophonie ; les États-Unis, qui savent jouer en Afrique de leur influence mondiale et cherchent par tous les moyens à s’y implanter – la Chine et l’Inde n’ayant pour l’instant que des stratégies de conquête commerciale.

Un pays facile à déstabiliser
À cette fragilité s’en ajoute une autre, plus grave. Le Rwanda est facile à déstabiliser en manipulant l’ancestrale opposition de deux ethnies : les Tutsis, peuple minoritaire venu d’Ouganda (15 % de la population) d’hommes grands, pétris de morgue, d’intelligence et de ruse, exercent depuis le XVIe siècle une domination sans partage sur les Hutus (83 % de la population), peuple bantou de petits paysans qui ont depuis longtemps intériorisé la supériorité des Tutsis au point de croire, aujourd’hui encore, que ce sont les dieux qui leur livrent leur nourriture, leurs femmes superbes et leur intelligence supérieure. En bons démocrates, les gouvernements français soutiennent les Hutus majoritaires, même quand ils se conduisent mal – massacrant à l’occasion les Tutsis. Dans les années 80, le président hutu, Juvénal Habyaramana, homme affable à l’écoute de Paris, tenta une série de réconciliations. Las, la plupart des chefs tutsis les refusèrent, à commencer par le plus farouche d’entre eux, Paul Kagamé, personnage secret, rusé et dépourvu de tout scrupule ; il crée une armée dissidente, le FPR (Front patriotique rwandais), formé à l’origine chez l’ami du Nord, l’Ouganda – indéfectible allié dont le Président Museweni, despote sanguinaire auquel s‘intéresse peu la presse internationale, est aux mains des États-Unis. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que ceux-ci tireraient profit de leur ascendant en Ouganda, et de la rébellion tutsie pour mettre la main sur le Rwanda par l’intermédiaire de Paul Kagamé.
Pour cela, il fallait se débarrasser de la France, protectrice de Kigali : tel fut le véritable but des offensives du FPR de février 1993 (à la faveur du flottement provoqué par le changement de gouvernement à Paris) et de 2004, Kagamé réussissant à faire croire que la France est responsable du génocide de 1994 (alors que, en faisant tuer Habyaramana, il en fut l’habile instigateur), moyennant une immense manipulation médiatique dont nous verrons les ressorts…
J’eus par deux fois à connaître l’épineuse question rwandaise, parfait exemple de l’absence de scrupules dont sont capables les Empires. Je témoigne que les diplomates français étaient conscients, dix ans à l’avance, des drames qui se nouaient – il faut dire que l’enjeu était d’autant que plus grand que déstabiliser ce pays permettrait de mettre la main sur son richissime voisin, le Zaïre, pays aux incroyables richesses, notamment au Kiwu, province tampon, et sur le Congo-Brazzaville doté lui aussi de grandes ressources, notamment pétrolières. Cette énorme partie opposant la France et les États-Unis me fut comptée avec une affolante précision en 1988 par un diplomate de la Direction des Affaires africaines et malgaches où j’étais alors en poste, magnifique esprit dont je dois taire le nom : pour lui, il était clair que, à la faveur des premières guerres entre Tutsis et Hutus, Washington engageait une véritable guerre contre Paris ; elle se déroula exactement comme il l’avait prédit.

La responsabilité anglo-saxonne
J’ai retrouvé le drame rwandais en février 1993 quand il devenait évident que Paul Kagamé, ses troupes et ses soutiens américains provoqueraient un chaos. Cette fois, c’est Boutros Boutros-Ghali dont je fus le collaborateur direct à New York qui me dit : « Je ne comprends pas pourquoi la France se laisse manipuler au Rwanda par les Américains ; si elle les laisse faire, Kagamé fera un carnage et en sortira vainqueur. » Je me sens autorisé aujourd’hui à citer cette confidence, retrouvée dans un ouvrage magistral de Pierre Péan, Carnages. Guerres secrètes des grandes puissances en Afrique (Fayard, 2010). En son chapitre 3, il cite Boutros Ghali : « Le génocide est à 100 % de la responsabilité américaine, aidée de l’Angleterre » – celle-ci neutralisa en effet, via la « solidarité européenne » (et l’Allemagne), toute réaction française quand elle aurait pu tout empêcher…
Le drame se déroula comme prévu, mais l’opinion n’y comprit goutte, sinon que la France en fut responsable – plusieurs de nos politiques ajoutant foi à cette scandaleuse abomination, qui révolta une armée française que justement Paris empêcha d’agir ! Pour mieux saisir cet incroyable tour de passe-passe, il nous faudra revenir sur la façon dont la France perdit cette partie. On mesurera son échec à la façon dont Kagamé, homme fort depuis le génocide (dont il accuse toujours la France, argument qui lui permet par exemple d’éradiquer la langue française au Rwanda), fut reçu en avril par le Président Macron – lequel lui est si dévoué qu’il lui proposa de désigner le prochain secrétaire général de la Francophonie lors du Sommet de la Francophonie réuni en octobre en Arménie. À suivre donc !

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°307 Octobre 2018