L’affaire Vigano a éclaté comme une bombe, fin août, dans le contexte des abus sexuels sur mineurs. Une crise sans précédent qui appelle la vérité à laquelle victimes et fidèles désarçonnés ont droit.
L’Église catholique se trouve une nouvelle fois prise dans la tourmente des affaires d’abus sexuels sur mineurs. Le procureur de Pennsylvanie, Josh Shapiro, a rendu public, le 14 août dernier, le rapport du grand jury de cet État, fruit d’une enquête de deux années recensant, sur une période de 70 ans, de l’après-guerre à 2014, plus de 1000 victimes abusées par quelque 300 prêtres (1). Et le 12 septembre, la presse allemande a révélé les résultats d’une étude commanditée par la Conférence des évêques de ce pays qui ne devaient être dévoilés que le 25 septembre lors de son assemblée à Fulda : 3677 enfants ont été abusés entre 1946 et 2014 impliquant 1670 membres du clergé. Dans les deux cas, il s’agirait principalement de garçons et 90 % des faits se seraient déroulés il y a plus de trente ans. Il faut s’attendre à ce que de telles révélations continuent un certain temps puisque d’autres enquêtes similaires vont vraisemblablement se multiplier à l’avenir – déjà cinq États américains vont imiter la Pennsylvanie.
Et puis il y a eu le scandale McCarrick, aux États-Unis, qui éclate à la fin du printemps. L’affaire prend vite de grandes proportions, car le cardinal Theodore McCarrick, 88 ans aujourd’hui, ancien archevêque de Washington (2000-2006), est une figure majeure de l’Église américaine. Il y a un an environ, McCarrick a été accusé d’abus sur mineur pour des faits remontant à 1971 alors qu’il était prêtre dans le diocèse de New York. Son archevêque, le cardinal Dolan, a été chargé par le Saint-Siège de mener une enquête qui a conclu, en juin dernier, à la crédibilité des accusations, dont McCarrick se dit innocent. François le suspend immédiatement de tout ministère public. Les évêques de ses anciens diocèses (Metuchen et Newark) découvrent alors dans leurs archives qu’il existait des plaintes anciennes concernant une attitude sexuelle déplacée de McCarrick à l’égard d’adultes masculins. Les révélations s’accumulent et il en ressort que McCarrick avait une longue pratique homosexuelle et abusait de son autorité avec des jeunes prêtres ou séminaristes qu’il invitait chez lui dans une maison en bord de mer. Le 28 juillet, la salle de presse du Saint-Siège publie un communiqué indiquant que le pape François a accepté la démission de McCarrick du collège des cardinaux et qu’il lui impose une vie retirée de prière et de pénitence jusqu’à ce qu’un procès canonique examine sa situation – il ne peut être poursuivi au regard de la loi civile, soit parce qu’il y a prescription (pédophilie), soit parce que ses pratiques homosexuelles sont légales, dès lors où il n’y a pas de plainte pour abus.
Le 25 août, alors que François est encore à Dublin pour la Rencontre mondiale des Familles, est rendue publique sur plusieurs sites une longue lettre (11 feuillets) de Mgr Carlo Maria Vigano, nonce apostolique à Washington de 2011 à 2016 et secrétaire général pour le gouvernorat du Vatican (2009-2011). Ce témoignage est un événement sans précédent dans l’Église. Par sa forme – jamais un membre aussi élevé de l’administration vaticane n’était intervenu de la sorte – et plus encore par le fond : les faits rapportés sont effroyables mais d’une précision factuelle qui leur donne une réelle crédibilité, et ce d’autant plus que le signataire révèle principalement des faits dont il a été le témoin direct.
Un lobby gay dans l’Église ?
Ce qui ressort de ce texte, dont l’affaire McCarrick est le centre, est la complaisance de nombre de rouages de la hiérarchie catholique à l’égard de la tendance homosexuelle de certains de ses membres. Mgr Vigano évoque à plusieurs reprises des « courants » ou « réseaux homosexuels » qui auraient favorisé « des candidats à l’épiscopat connus pour être des homosexuels actifs » et qui seraient « en faveur de la subversion de la doctrine catholique sur l’homosexualité » (2). Il affirme surtout que les nonces aux États-Unis, Mgr Montalvo puis Mgr Sambi, ont informé dès 2000 la Secrétairerie d’État, alors dirigée par le cardinal Sodano, du comportement gravement immoral de McCarrick avec des prêtres et des séminaristes sans qu’il y ait de suite. En tant que délégué aux représentations pontificales, Mgr Vigano a lui-même rédigé une note le 6 décembre 2006 à ce propos, destinée à ses supérieurs, le cardinal Bertone et le substitut Mgr Sandri (remplacé par Mgr Filoni à qui Mgr Vigano a remis une nouvelle note), sans aucune réaction de sa hiérarchie. C’est par le cardinal Re, alors préfet de la Congrégation pour les Évêques, que Mgr Vigano apprend que Benoît XVI (qui n’aurait pas été informé plus tôt) aurait imposé à McCarrick, en 2009 ou 2010, de s’éloigner du séminaire et de s’abstenir de paraître en public. Ces sanctions auraient été communiquées à McCarrick par le nonce Mgr Sambi, ce qu’a corroboré Mgr Jean-François Lantheaume, alors premier conseiller de la nonciature à Washington. Et Mgr Vigano a eu confirmation de ces dispositions, en novembre 2011, par le nouveau préfet de la Congrégation pour les Évêques, le cardinal Ouellet, dispositions que Mgr Vigano a lui-même transmises à l’intéressé après avoir pris ses fonctions de nonce à Washington.
Après l’élection du pape François, Mgr Vigano a eu un entretien avec lui, le 23 juin 2013, au cours duquel il l’informe du cas McCarrick et de l’existence d’un épais dossier sur lui à la Congrégation pour les Évêques. Une fois encore, rien ne se passe contre McCarrick et Mgr Vigano en conclut : « Il était également clair que, depuis l’élection du pape François, McCarrick, désormais libre de toute contrainte, s’était senti libre de voyager continuellement pour donner des conférences et des interviews. Dans un effort conjoint avec le cardinal Rodriguez Maradiaga, il était devenu le faiseur de rois pour les nominations à la Curie et aux États-Unis, et le conseiller le plus écouté au Vatican pour les relations avec l’administration Obama. » De fait, McCarrick a notamment joué un rôle non négligeable d’intermédiaire avec le pape François et avec Barak Obama pour rapprocher les États-Unis et Cuba (3). Pour Mgr Vigano, le pape François aurait donc « couvert » McCarrick et n’aurait pas tenu compte des sanctions que lui aurait imposées Benoît XVI.
Il y a beaucoup d’autres faits troublants dans le témoignage parfois un peu confus de Mgr Vigano qu’il serait trop long de reprendre ici, comme les nominations à des postes importants de proches de McCarrick qui soutiendraient les « réseaux homosexuels » (4). Disons-le sans détour, le procédé de Mgr Vigano, haut fonctionnaire tenu au devoir de réserve, qui accuse nommément une trentaine de cardinaux et d’évêques – et jusqu’au pape François – de complicité pour minimiser et cacher les frasques sexuelles de McCarrick, est pour le moins discutable – même s’il justifie son geste par le fait que toutes ses notes sont demeurées sans réaction de ses supérieurs. Et, plus encore, sa demande de démission du pape est particulièrement déplacée et jette d’ailleurs un certain discrédit à sa démarche qui aurait gagné à se cantonner aux faits bruts. Il n’empêche qu’il est trop facile d’ignorer le contenu de son témoignage et de détourner l’attention sur les problèmes soulevés en se contentant de chercher à dénigrer son auteur qui serait « proche des milieux intégristes » ou au centre d’un complot conservateur américain anti-François. C’est un écran de fumée pour esquiver les questions de fond. L’affaire soulevée par Mgr Vigano est un problème moral, pas politique, même si cet aspect a pu jouer à la marge. Au demeurant, ne répondre à la lettre de Mgr Vigano que par le discrédit ad hominem jeté sur sa personne ne participe-t-il pas du « cléricalisme » dans lequel François voit l’origine de ces maux ?
Mensonge ou vérité ?
De telles tentatives ne sont pas à la hauteur des enjeux. Car de deux choses l’une : ou Mgr Vigano n’est qu’un affabulateur qui ment effrontément et alors le minimum à attendre de l’Autorité est qu’il soit dénoncé, qu’une enquête canonique rétablisse la vérité et sanctionne de façon exemplaire le menteur ; ou Mgr Vigano dit la vérité – en tout ou partie – et nous avons là une affaire explosive qui ne pourra être traitée par la politique de l’autruche ; dans tous les cas, il faudrait donc une enquête sérieuse pour examiner chacun des points soulevés par Mgr Vigano, la plupart d’entre eux pouvant être prouvés ou invalidés par les documents qui existent dans les archives.
L’un des points les plus controversés est de savoir si Benoît XVI a bien sanctionné McCarrick de façon privée ? Mgr Vigano apporte des faits précis et vérifiables, mais, lui rétorque-t-on, comment expliquer alors que McCarrick n’ait pas obtempéré et, bien que sanctionné, ait participé à des ordinations diaconales à Rome, le 6 octobre 2011, et qu’il ait rencontré Benoît XVI personnellement à Rome trois fois sans que ce dernier le recadre : le 16 janvier 2012 à l’occasion de la visite ad limina des évêques américains, le 16 avril de la même année lors d’une audience de la Papal Foundation (important soutien financier du Vatican) dont il est un membre éminent et le 28 février 2013 après la dernière audience du pape qui venait d’annoncer sa renonciation ? Inversement, si tout le monde ignorait les frasques de McCarrick et s’il n’avait pas été sanctionné, pourquoi le cardinal Wuerl, son successeur au siège épiscopal de Washington, aurait-il immédiatement obtempéré à l’appel de Mgr Vigano pour annuler une rencontre prévue entre McCarrick et des jeunes gens s’interrogeant sur une vocation sacerdotale ? Et puis McCarrick était connu pour être intenable et n’en faire qu’à sa tête ; au reste, n’a-t-il pas commencé par nier toute réalité aux accusations quand le scandale a éclaté en juin dernier ?
Il faut reconnaître qu’il y a là une zone d’ombre qui mérite éclaircissement. À ce sujet, le Père Garrigues écrit : « Benoît XVI n’a pas osé aller à l’encontre d’un cardinal soupçonné sans accusations directes, au-delà d’une injonction privée de vie cachée, que celui-ci n’a pas suivie […]. Quand François est arrivé, McCarrick semblait donc un cardinal honoré par tous, y compris par le pape précédent. Ce que l’ex-nonce Vigano a pu dire au pape François au sujet d’un dossier sur McCarrick existant au Vatican pouvait apparaître en conséquence comme une de ces cabales que la Curie romaine a connues ces dernières années et que le nouveau pape n’avait pas à faire sienne sans autre forme de procès » (5).
Quelle réponse de Rome ?
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le silence et le refus de répondre qui vont calmer les esprits inquiets et déconcertés. À la suite de la lettre de Mgr Vigano, nombre d’évêques américains ont pris cette affaire très au sérieux et, tout en soutenant le pape, ont demandé qu’une enquête établisse la vérité des faits soulevés par l’ex-nonce. C’est d’ailleurs la position officielle de la Conférence épiscopale des États-Unis (USCCB) qui, dans un communiqué du 27 août, estime que « les questions soulevées [par Mgr Vigano] méritent des réponses concluantes et fondées sur des preuves. Sans ces réponses, des hommes innocents peuvent être entachés de fausses accusations et les coupables peuvent être libres de répéter les péchés du passé » (6).
François a d’abord affirmé qu’il ne répondrait pas à la lettre de Mgr Vigano. Le 10 septembre, face à l’ampleur du scandale, le C9 a néanmoins affirmé que « le Saint-Siège était sur le point de formuler des clarifications » (7), dont il n’y a eu, depuis, aucune nouvelle. Finalement, François a reçu en audience, le 13 septembre, le cardinal DiNardo, président de l’USCCB, et trois autres évêques américains. On ne sait rien de ce qui a été décidé lors de cette rencontre. On sait seulement, par un communiqué du C9, que François a convoqué tous les présidents des Conférences épiscopales pour une réunion au Vatican, du 21 au 24 février 2019, sur le thème de la « protection des mineurs ».
Il serait temps que Rome intègre un autre problème, celui-là même mis en lumière par l’affaire McCarrick : la présence (et la complaisance ?) de pratiques homosexuelles (qui, au regard de la loi civile, ne sont pas un délit, contrairement à la pédophilie) parmi les clercs et jusqu’aux évêques. L’éphébophilie n’est-elle pas le chaînon manquant entre une certaine homosexualité et la pédophilie ? Remarquons que c’est bien parce qu’il s’agissait d’homosexualité que les médias se sont peu intéressés à l’affaire McCarrick, puisque cela ne leur pose aucun problème, bien au contraire…
Terminons par un point rarement évoqué. L’immense majorité de ces affaires remontent aux années 1960-1970, époque dont le slogan était celui de Mai 68, « il est interdit d’interdire », et durant laquelle nombre de grands esprits cherchaient à légitimer la pédophilie ! Bien évidemment, cela n’excuse ni ne justifie rien, mais si l’on veut éviter à l’avenir qu’autant de drames ne se reproduisent, il serait bon d’en connaître le contexte…
Enfin, toutes ces récentes et bien tristes révélations ne doivent pas faire oublier le chemin parcouru par l’Église sur ces questions depuis près de vingt ans, ni jeter l’opprobre sur l’immense majorité des prêtres fidèles. Il y a certes encore des progrès à faire, mais prenons garde que le principe de précaution ne vienne pas entraver la présomption d’innocence auquel tout accusé a droit, fût-il prêtre.
Christophe Geffroy
(1) Cette étude est loin d’être sans critique méthodologique, notamment en ce qu’elle ne prend pas en compte les grandes enquêtes conduites par l’épiscopat américain depuis les années 2000 : cf. Aline Lizotte, « 300 prêtres américains accusés d’être pédophiles », publié le 27 août 2018 sur Smart Reading Press (https://srp-presse.fr/).
(2) La réalité d’un lobby gay dans l’Église a déjà été évoquée par Benoît XVI et François.
(3) Cf. Constance Colonna-Cesari, Dans les secrets de la diplomatie vaticane, Seuil, 2016, p. 130-131.
(4) Andrea Tornielli, vaticaniste proche de François, a noté que ces prélats mis en cause (Wuerl, Cupich, Tobin, Farrell…) étaient devenus évêques sous les précédents pontificats (site La Stampa/Vatican Insider, 5 septembre 2018).
(5) Site France Catholique, le 8 septembre 2018.
(6) Sur le site de la Conférence épiscopale des États-Unis : www.usccb.org/ (traduit de l’américain par nos soins).
(7) Dépêche de l’agence Zenit du 10 septembre 2018 (le C9 est la réunion des neuf cardinaux qui conseillent le pape).
© LA NEF n°307 Octobre 2018