Mathématicien, philosophe, Olivier Rey, homme humble et discret, n’en est pas moins l’un des penseurs actuels parmi les plus pertinents. Après notamment l’excellent Une question de Taille (Stock, 2014), il nous offre un essai remarquable – à lire absolument ! –, le plus intelligent écrit sur le transhumanisme (1). Entretien.
La Nef – Vous montrez que le transhumanisme bénéficie d’une active propagande : comment se développe-t-elle ?
Olivier Rey – Je compare la propagande que vous évoquez à l’histoire du chaudron, telle que Freud la rapporte : un homme qui a prêté à son voisin un chaudron se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Le voisin se défend en prétendant premièrement qu’il a rendu le chaudron intact, deuxièmement que le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, troisièmement qu’il n’a jamais emprunté de chaudron. Il en va de même quand il s’agit de nous faire accepter une innovation « disruptive ». On commence par nous dire que la face du monde va en être bouleversée. Des inquiétudes se font jour : le discours change alors du tout au tout, l’innovation en est à peine une, elle n’est que la continuation de ce qui se fait depuis la nuit des temps. Et pour les récalcitrants, reste le dernier argument : celui de l’inéluctable. Prenons l’exemple des OGM : on nous dit à la fois qu’ils doivent révolutionner l’agriculture, et qu’ils n’ont rien de révolutionnaire, puisque l’homme sélectionne des semences depuis le néolithique ; et de toute façon, les opposants sont des passéistes qui, quoi qu’il arrive, seront vaincus. Le schéma se reproduit à l’égard du transhumanisme : d’un côté la condition humaine va être métamorphosée, de l’autre rien ne change puisqu’un homme qui porte des lunettes est déjà un homme augmenté. Et puis finalement, inutile de discuter : ceux qui refuseront les « augmentations » seront les « chimpanzés du futur », que les augmentés extermineront ou mettront dans des zoos.
À plusieurs reprises vous dites que les promesses du transhumanisme ne sont pas destinées à se réaliser, mais sont là pour faire diversion et polariser l’attention sur un avenir incertain, ce qui permet de faire oublier les changements en cours déjà effrayants : pourriez-vous nous expliquer cela ?
C’est une vieille ruse de guerre : simuler en un certain point du front une grande attaque, pour mieux pousser son avantage ailleurs. Ainsi les grandes entreprises technologiques ont tout intérêt à promouvoir le transhumanisme et ses promesses mirifiques : superintelligences artificielles, des milliards de fois plus puissantes que la réunion de tous les cerveaux humains, augmentation faramineuse de nos capacités par amalgame avec la machine, élimination du vieillissement et de la mort… Les esprits se concentrent sur ces annonces spectaculaires – que ce soit pour s’en enchanter ou s’en inquiéter. Pendant ce temps, les grandes firmes continuent de tisser leur toile bien réelle, de technologiser nos existences. Aristote définissait l’homme comme « vivant politique », nous sommes en train de devenir des « animaux monitorés » – de plus en plus incapables de survivre sans notre branchement permanent à la mégamachine numérique. Les promesses grandioses sont là pour soutirer le consentement à une artificialisation toujours croissante de nos vies, à une dépendance si complète envers la mégamachine que toute possibilité d’émancipation s’en trouverait annihilée.
Vous montrez que le développement issu du progrès technologique a une face négative, bien que l’on dépense d’immenses moyens pour persuader les gens que c’est toujours mieux maintenant qu’hier : vous préconisez de revenir sur « certaines évolutions » de façon à rétablir la possibilité d’un progrès réel, mais vous montrez bien que le système est verrouillé et empêche, de fait, de sortir de cette dynamique de changements accélérés et de consommation, tant son coût serait élevé et donc dissuasif ! Comment échapper à une telle situation ?
C’est en effet la grande force du système qui s’est mis en place : nous avons désappris à vivre en dehors de lui. Nous ne savons plus cultiver la terre, confectionner des vêtements, construire des maisons… Nous accomplissons des tâches extrêmement spécialisées, en échange desquelles nous obtenons de l’argent qui nous sert à acheter nourriture, vêtements, logement. Si le système général se grippait, nous nous retrouverions extrêmement démunis : voilà pourquoi nous sommes tenus d’y collaborer, quelles que puissent être nos critiques sur ses orientations et ses excès. La dynamique actuelle n’est pas viable à long terme – tant matériellement qu’humainement. Mais je crains qu’il nous faille aller jusqu’à ces limites de viabilité pour passer à autre chose. En attendant, il nous appartient de cultiver les savoir-faire et les vertus, d’entretenir les ressources morales qui nous permettront de faire face aux situations chaotiques qui nous attendent. Le pari bénédictin, tel que le propose Rod Dreher, est de cet ordre.
Néo-darwinisme et transhumanisme partagent la même logique de domination : comment le premier conduit-il au second ?
Au sein de la science ancienne en général, et chez Aristote en particulier, le vivant venait en premier, la matière inanimée seulement ensuite : c’est à partir du vivant que l’ensemble de la nature était pensé. Dans la perspective moderne inaugurée par Galilée, l’univers est écrit en langue mathématique. D’où le problème lancinant que lui pose le vivant, si rétif à se laisser mettre en équation ! À défaut de pouvoir entièrement le réduire au physico-chimique, la science moderne lui accorde un principe propre, mais un seul : le principe d’auto-conservation. Qu’est-ce que le règne du vivant : une grande arène, où chaque individu lutte pour sa survie, et où seuls les mieux adaptés ont une descendance. Du point de vue darwinien, tous les caractères de tous les êtres vivants sont rapportés à des stratégies adaptatives. Sous ce jour, qu’est-ce que le transhumanisme ? Une nouvelle stratégie devant permettre, à ceux qui l’adoptent, de prendre l’avantage sur les autres. Peu importe que, dans l’opération, l’être humain se renie en tant qu’être humain, si la seule chose qui compte est la domination, indépendamment de qui domine.
On reprochait à l’Église d’avoir été un obstacle au progrès par la science et on l’accuse maintenant d’être à l’origine de la modernité qui détruit la nature : que répondre à cette contradiction ?
Le christianisme a dévoilé le mécanisme sacrificiel, qui consiste à purger périodiquement une communauté des violences qui la traversent en polarisant celles-ci sur une victime émissaire. Apparemment, une tentation récurrente de l’époque moderne est de faire jouer à l’Église catholique le rôle de cette victime : tous les maux qui nous accablent trouveraient en elle leur origine ultime. Ainsi, du temps où le progrès scientifique était censé faire de la terre un paradis, l’Église était accusée d’avoir tout fait pour l’entraver. Mais que la puissance technique conférée par la science moderne se mette à ravager la terre, et voilà le christianisme accusé d’avoir été le ferment de cette science. Coupable d’avoir condamné Galilée, l’Église l’est également de l’avoir inspiré !
Comme l’a rappelé maintes fois Benoît XVI, la foi chrétienne non seulement ne condamne pas l’enquête rationnelle, mais l’appelle. Cela étant, l’enquête rationnelle qu’elle promeut vise à rendre grâce au Créateur à travers l’étude de sa création, non à mettre celle-ci en coupe réglée. Tel est le sens des paroles de Jean-Paul II : « Pour ceux qui ont des oreilles attentives et dont les yeux ne sont pas voilés, la création constitue comme une première révélation, qui possède un langage éloquent : elle est comme un autre livre sacré dont les lettres sont constituées par la multitude de créatures présentes dans l’univers. » Concevoir la création comme livre sacré invite aussi bien à l’étude inlassable qu’au respect.
Le transhumanisme ne marque-t-il pas l’échec fondamental de l’humanisme ?
Il y a beaucoup de malentendus autour de ce que l’on appelle « humanisme ». Pour les premiers humanistes, l’étude des Anciens devait permettre d’approfondir la « philosophie du Christ », d’aller à Dieu avec une pensée « au complet » – conformément à la parole de Clément d’Alexandrie selon laquelle Dieu avait donné aux Grecs la philosophie « comme un Testament qui leur était propre ». Par la suite, l’humanisme devint, pour une bonne part, une glorification de l’homme pour lui-même, un humano-centrisme. Mais quand l’homme se trouve ainsi isolé, séparé aussi bien de Dieu que de la nature, quand il est à lui-même sa propre mesure, plus rien ne s’oppose à ce que la technologie s’empare de lui pour le modifier. C’est le drame de l’humanisme athée : dans sa façon de célébrer l’homme, il le laisse sans défense contre toutes les entreprises qui le défigurent.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée de Brouwer, 2018, 196 pages, 16,90 €.
© LA NEF n°307 Octobre 2018