Michel Fauquier est docteur ès lettres et agrégé de l’Université. Il est directeur de recherches à l’Institut Albert-le-Grand. Il nous parle de son dernier livre (1).
La Nef – Votre livre a la particularité d’organiser une compréhension de l’histoire européenne autour de onze nœuds qui représentent des moments cruciaux de cette histoire : comment avez-vous retenu ces nœuds et donnent-ils un sens à cette histoire européenne ?
Michel Fauquier – Il n’était pas possible d’écrire une histoire continue et complète de l’histoire européenne en un seul ouvrage, ce n’était même pas souhaitable, l’histoire ne se résumant pas à la somme des événements qui la composent. Dès lors se posait la question de savoir quels événements retenir. J’ai alors recherché dans le passé de l’Europe ce que ma longue fréquentation de son histoire m’avait enseigné être les moments les plus saillants que, à l’imitation de Soljenitsyne, j’ai appelés des « nœuds ». J’avais par ailleurs le souci d’écrire une histoire qui fût solidement charpentée chronologiquement, pour faire apparaître la puissante logique sous-tendant le chemin suivi par l’Europe, depuis le moment où elle est venue à la conscience des Européens, jusqu’au seuil de notre époque, avec la volonté de centrer mon attention sur les héritages, plus que sur l’actualité européenne qui, à mon sens, relève d’une autre approche.
Vous expliquez les influences de Jérusalem, Athènes et Rome dans ce qu’est l’Europe qui est plus qu’un territoire : en notre époque où évoquer les racines chrétiennes de l’Europe a déclenché une vive polémique, comment définiriez-vous l’Europe ?
Je n’ai pas fait œuvre de grande originalité en reconnaissant dans la référence successive à Athènes, Rome et Jérusalem, les trois premiers nœuds de l’histoire européenne, ceux correspondant à l’époque antique. La référence est en effet classique, mais elle reste parfaitement pertinente, et c’est tout ce qui m’importait. Athènes, métonymie de la Grèce, renvoie au moment où le peuple grec prit conscience qu’il était porté par une civilisation irréductible à celle du géant perse qui menaça de le balayer de la surface de la Terre : en refusant le destin misérable qu’on leur promettait, pour un autre qu’ils cimentèrent de leur sang, les Grecs ont ainsi fait jaillir la première frontière mentale de l’Europe. Cette frontière était moins appuyée sur une géographie ― une partie non négligeable des Grecs habitaient en Orient, d’où provint le mot « Europe » ― que sur une civilisation qui se donna « liberté » pour mot d’ordre, lors de son dernier combat victorieux contre les Perses. Cette liberté avait un sens bien précis : c’était celle d’hommes qui s’étaient donnés à eux-mêmes des lois et étaient prêts à mourir pour elles, tant elles avaient de valeur à leurs yeux. Avant d’être un lieu, l’Europe jaillit dans l’histoire à la façon d’une idée.
Sur la frontière mentale dessinée par les Grecs, Rome appuya une forme, donnant son premier visage à l’Europe : l’empire romain s’étendit ainsi du mur d’Antonin aux confins sahariens, des colonnes d’Hercule (actuel détroit de Gibraltar) aux confins syriens. Mais en fait, cet empire transcontinental resta pour l’essentiel un empire occidental : c’est dans la ville même de Rome que se faisaient et se défaisaient les hautes carrières de la magistrature, que les élections se déroulaient, que les lois étaient élaborées et que l’empereur résidait. Quand l’empire fut finalement articulé en deux parties (une première fois en 293, la seconde en 395), l’une latinophone, à l’Occident, l’autre hellénophone à l’Orient, cet état de fait apparut encore plus crûment.
Entre-temps, le christianisme, qui avait jailli à Jérusalem ― une ville orientale, est-il besoin d’y insister, ce qui démontre une nouvelle fois que l’Europe n’est pas qu’un lieu ― était devenu le contenu de cette forme qu’était l’empire romain. À la citoyenneté terrestre que Rome avait finalement ouverte à presque tous les habitants libres de son empire par l’édit de Caracalla (212), le christianisme ajouta une citoyenneté céleste à portée universelle que Rome finit par faire sienne avec l’édit de Thessalonique (380) : c’est pourquoi, lorsque l’empire romain prit fin en Occident, en 476, l’histoire de l’Europe continua de s’écrire sans rupture, portée par le souffle puissant que le christianisme avait apporté à Rome. On pourrait dire, en parlant comme Aristote, que le christianisme était devenu la vraie forme de Rome : immatérielle, cette forme nouvelle survécut aux destructions ayant accompagné les raids barbares et à la fin de l’institution impériale en Occident. Loin d’avoir tué Rome, le christianisme lui a en fait ouvert les promesses de l’éternité, comme saint Augustin devait l’expliquer à ses contemporains dans sa Cité de Dieu contre les païens (413-426).
En quoi un système philosophique – le nominalisme – a-t-il pu avoir une telle influence historique dans le destin de l’Europe ?
Le nominalisme a une histoire longue et complexe : né pour ainsi dire dans le même mouvement que l’Université ― qui conçut la théologie comme la première et la plus haute des sciences, à la charnière des XIe et XIIe siècles ―, le nominalisme est une doctrine qui a jeté un regard pessimiste sur les aptitudes de l’esprit humain, selon lui incapable de faire autre chose que nommer ― d’où son nom ― les réalités universelles, à commencer par la plus universelle, c’est-à-dire Dieu. Ce faisant, il regarda toute spéculation comme vaine, pour ne plus s’intéresser qu’à ce qui était expérimentable, au sens de mesurable. Cela eut trois effets : le premier fut de faire finalement regarder les sciences expérimentales comme une source de connaissance plus sûre que les sciences spéculatives, ce qui ouvrit le chemin au conflit entre « la science et la foi », expression très approximative qui sent son nominalisme, car elle suppose que la foi ne serait pas un savoir et la théologie pas une science ; la seconde fut d’ouvrir la voie au protestantisme que Luther fonda sur la foi seule, comme si elle n’avait rien à voir avec les œuvres, ayant lui-même grandi dans une Allemagne largement acquise aux idées nominalistes ; la troisième fut de finalement évacuer la foi, non plus seulement du champ de la spéculation, mais de la vie tout court, ouvrant ainsi la porte à l’athéisme.
L’inventaire de la Révolution n’est guère brillant, dites-vous, et ce n’est pas rendre service à la République que de le cacher : pourriez-vous nous expliquer cela ? La Révolution, en particulier, est-elle la matrice des totalitarismes modernes ?
La Révolution française s’est faite au nom de l’émancipation du peuple, et de grands idéaux, avant de piétiner l’un puis l’autre : née dans l’esprit d’élites nourries de la certitude de leur supériorité naturelle et se réclamant d’un mouvement d’idée prétendant apporter la Lumière dans un monde de Ténèbres, la Révolution n’eut jamais pour programme de donner quelque pouvoir réel au peuple, mais plutôt celui de le guider. Quand il apparut que ledit peuple n’avait pas l’intention de se laisser guider, la Révolution ne recula alors devant aucun moyen pour le ramener dans le droit chemin qu’elle avait tracé pour lui, à la façon dont Rousseau enseignait dans son Émile que l’éducation consistait à mener l’enfant là où le maître voulait le mener, en lui donnant l’illusion d’avoir agi librement, prémisse nécessaire à l’établissement du « contrat social » qu’il appelait de ses vœux. Pour l’heure, les révolutionnaires manquaient des moyens dont les totalitarismes modernes devaient malheureusement disposer, mais leur projet était le même : contraindre la réalité pour la rendre conforme à leurs rêves. Ce fut un cauchemar. C’est en ce sens que l’on peut parler de la Révolution française comme de la « matrice » des totalitarismes modernes. En accouchant de la République dans un chaos inimaginable, la Révolution devait attacher son souvenir à l’origine de ce régime, et la pousser jusqu’à « mettre la terreur à l’ordre du jour » (5 septembre 1793) : on ne pouvait donner de plus mauvais fondements à un régime.
Finalement la culpabilité et la haine de soi qui prévalent largement en Europe ne sont-elles pas la conséquence logique des horreurs des deux guerres mondiales fratricides et d’avoir produit les deux plus effroyables totalitarismes de l’histoire ? Et quel remède voyez-vous à cela ?
Le XXe siècle a payé le prix fort des ratés d’une modernité qui aboutit malheureusement à faire croire à l’homme européen qu’il était la mesure de toute chose : les guerres mondiales et les totalitarismes ne sont que les symptômes les plus hideux de cette maladie de l’esprit. Parce que le cœur de l’homme se révolte de lui-même face à tant d’horreurs, cela a nourri l’idée que l’Europe, au sens civilisationnel, aurait été par essence la seule source des malheurs du monde. Il serait en fait plus utile de se demander « quelle Europe » ? Car il y a plusieurs Europes dans notre histoire : c’est pourquoi je préfère parler de « sources » de l’histoire européenne, plutôt que de « racines » : on ne peut en effet pas changer de racines, mais on peut décider de puiser à la source de son choix.
Ce constat m’a amené à achever mon ouvrage sur un texte de Jean-Paul II, écrit alors que le monde occidental ― fils de la civilisation européenne ― était brutalement sorti de son réveil par les événements tragiques du 11 septembre 2001 : dans ce texte, le pape d’alors exhortait les hommes de bonne volonté à comprendre qu’il n’y aurait pas de paix sans justice, pas de justice sans pardon. Le pardon en ce sens ― contrairement à la repentance à laquelle d’aucuns appellent sans cesse les Occidentaux ―, prend sa source en Dieu, comme la justice et la paix : les chercher ailleurs nous condamne à ne pas les trouver. Le remède c’est donc la conversion : spirituellement, en nous tournant à nouveau vers Dieu, temporellement, en retournant puiser aux sources les meilleures de notre histoire.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Michel Fauquier, Une histoire de l’Europe, aux sources de notre monde, Éditions du Rocher, 2018, 752 pages, 30 €.
© LA NEF n°308 Novembre 2018