Grégor Puppinck est docteur en droit, directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ à Strasbourg), expert auprès d’organisations internationales et des services diplomatiques du Saint-Siège. Il vient de publier un important essai sur les droits de l’homme (1) dont il nous parle ici.
La Nef – Pourquoi ce livre maintenant ?
Grégor Puppinck – Parce qu’il le fallait ! Le moment est venu de prendre acte de la transformation radicale des droits de l’homme, de l’analyser, de la comprendre et d’en tirer les conséquences. J’ai écrit ce livre pour rendre ce service ; pour que nous ouvrions les yeux sur l’univers idéologique dans lequel nous baignons. Pour une large part, les droits de l’homme ne sont plus ceux de la Déclaration universelle de 1948 : ils en sont même le contraire. Ainsi, j’expose ce qui a changé dans notre compréhension de l’homme et de ses droits pour que des pratiques autrefois interdites au nom du respect de la dignité humaine soient à présent promues comme de nouveaux droits de l’homme.
Il est passionnant de rechercher, dans les archives, la pensée originelle des rédacteurs de la Déclaration universelle et de la Convention européenne des droits de l’homme, et de la comparer avec l’interprétation évolutive que les instances internationales ont effectuée depuis de ces textes. J’ai la chance de pouvoir m’appuyer aussi sur mon expérience personnelle et sur celle de proches, fonctionnaires, diplomates et magistrats européens, car j’ai participé directement à la plupart des affaires controversées dont il est question dans ce livre.
L’évolution des droits de l’homme permet d’observer avec objectivité l’évolution de l’idée que les instances qui nous gouvernent se font de l’homme. C’est cette vision de l’évolution actuelle et future que les droits de l’homme ont de l’homme que je souhaite partager.
Quelle est cette vision ?
Je mets en regard l’évolution des droits de l’homme avec celle du rapport de l’homme à la nature. Alors que les droits de l’homme de 1948 reflétaient des droits naturels, l’affirmation de l’individualisme a généré de nouveaux droits antinaturels, tels que le droit à l’euthanasie ou à l’avortement, conduisant à leur tour à l’émergence de droits transnaturels qui garantissent aujourd’hui le pouvoir de redéfinir la nature, tels que le droit à l’eugénisme, à l’enfant, ou au changement de sexe. Plus profondément, cette évolution témoigne d’une transformation profonde de la conception de la dignité humaine qui tend à être réduite à la seule volonté individuelle, ou à l’esprit par opposition au corps, et qui envisage toute négation de la nature et des conditionnements comme une libération et un progrès.
Les droits de l’homme n’étaient-ils pas dès le départ une sorte d’ersatz de la loi naturelle, et le fait de ne pas s’y être clairement arrimé n’explique-t-il pas les dérives futures ?
Ils sont une tentative de transcription du droit naturel dans l’ordre juridique, selon des modalités différentes en 1789 et 1948.
La Déclaration de 1789 enfermait les droits de l’homme dans le droit national et réduisait l’homme à un citoyen abstrait. Elle trouvait son inspiration dans une conception individualiste et anti-religieuse de l’homme. La Déclaration universelle de 1948 reflète en revanche une conception plus juste, inspirée du personnalisme. Ainsi, elle souligne que c’est seulement dans la « communauté » que « le libre et plein développement de la personnalité est possible » (art. 29). La Déclaration universelle et les conventions internationales qui ont suivi ont essayé de conférer une force juridique internationale, universelle, à la loi naturelle, mais cela n’a pas été sans ambiguïtés ni faiblesses.
Il est vrai que la Déclaration universelle et la Convention européenne des droits de l’homme ne sont pas « clairement arrimées » à la loi naturelle. Un arrimage explicite à la nature ou à Dieu comme source et mesure de la dignité et des droits de l’homme fut même refusé en 1948. Il existe donc, depuis lors, une réelle ambiguïté quant au fondement des droits de l’homme, ce qui permet aujourd’hui d’interpréter la dignité dans un sens antinaturel et d’en faire le fondement de pseudo-droits nihilistes.
Pourriez-vous nous expliquer les deux conceptions de la dignité qui étaient en concurrence au moment de la rédaction de la Déclaration universelle de 1948 et les conséquences qui ont résulté du refus de choisir entre celles-ci ?
Pour faire simple, les uns pensent que l’humanité reçoit sa dignité de la nature humaine ou de Dieu, tandis que les autres estiment que l’humanité est elle-même auteur de sa propre dignité. Dans le premier cas, l’homme se reçoit tel qu’il est, c’est-à-dire comme un être composé de l’union harmonieuse d’un corps et d’un esprit, à la différence des anges et des bêtes qui ont l’un ou l’autre ; sa dignité est incarnée, la perfection de l’homme étant de s’accomplir selon cette nature incarnée. Dans le second cas, l’homme se conçoit comme un être essentiellement spirituel, c’est-à-dire comme une volonté qui émerge de la matière et tend à dépasser toute nature. Sa dignité est alors désincarnée, et son idéal est de transcender toujours davantage toute autre réalité. Son corps n’a pas plus de dignité que celui des animaux.
La distinction entre dignité incarnée et dignité désincarnée permet de comprendre la transformation des droits de l’homme. Selon que l’on opte pour l’une ou l’autre de ces conceptions, les droits de l’homme prennent une tout autre direction : ils sont l’expression soit du droit naturel, soit de la volonté pure.
Or, les rédacteurs des grandes déclarations d’après-guerre n’ont pas pu, ou pas voulu, opérer de choix entre ces deux approches. Cette absence d’accord n’est pas un match nul, car l’ignorance de Dieu suffit à la victoire des athées. En restant silencieuse sur l’origine de la dignité humaine, la Déclaration universelle se présente comme une auto-proclamation par l’homme de sa propre valeur et de ses droits. Cette dignité humaine autoréférentielle a permis aux instances internationales de soumettre cette notion à la volonté individuelle et d’en déduire une multitude de nouveaux droits subjectifs, indépendants de toute idée de bien ou de justice extérieure à l’individu.
Quelle différence faites-vous entre les droits antinaturels et ceux que vous appelez transnaturels ou transhumains ?
Les droits antinaturels offrent à l’individu la liberté de s’opposer à la nature, à tout ce qui est donné (la vie, le corps, la famille, la religion, les traditions). Ils n’existent que par la négation de ce qui existe déjà. Ils sont nihilistes et n’ont rien créé, mais seulement détruit des normes exprimant la nature humaine. Par contraste, la génération de droits qui émerge actuellement oriente la volonté non plus seulement contre la nature, mais au-delà de la nature, par la transformation de celle-ci. Ils prétendent créer. C’est pourquoi, je les ai appelés des droits transnaturels. Ils sont l’expression et le support juridique du transhumanisme.
Tandis que l’individu s’affirmait en niant la nature, le transhumain la domine en la refaçonnant. Le transhumanisme ne s’attaque plus directement à la morale naturelle, comme le fit l’individualisme libertaire, mais agit en amont, directement sur la réalité physique, sur le support naturel des normes morales. La technique et le discours des droits de l’homme œuvrent de concert : une fois que le premier a transformé le réel, le second normalise cette transformation en en faisant l’objet de nouveaux droits transnaturels.
Pour donner un exemple, le droit à l’avortement est anti-naturel, car il se contente de détruire la réalité, alors que le droit de changer de sexe est transnaturel : non seulement il nie la réalité la plus charnelle, mais il utilise la technique pour transformer le corps humain et demande aux droits de l’homme de la normaliser. Les droits de l’homme ont ce pouvoir de normalisation, car ils expriment et imposent juridiquement l’unique conception commune de l’homme au sein de la société.
Les droits de l’homme ne sont-ils pas fondamentalement devenus un outil au service d’une idéologie ?
Après la Seconde Guerre mondiale, les droits de l’homme étaient une promesse universelle de paix et de justice. Ils sont devenus un champ de bataille idéologique, le terrain sur lequel se confrontent les civilisations en lutte, car les droits de l’homme sont le reflet de notre conception de l’homme. Aujourd’hui, la conception matérialiste de l’homme domine en Occident, avec les conséquences que l’on sait. Ailleurs, les 57 États de l’Organisation de la conférence islamique veulent imposer une conception islamique des droits de l’homme, entièrement soumise à la charia.
Entre ces deux idéologies, la tradition du droit naturel – sans laquelle les droits de l’homme ne sont pas mêmes pensables – essaie de préserver ce qui peut l’être d’une compréhension juste de l’homme au sein de la société. Face aux idéologies, je plaide pour une réaffirmation non plus des droits de l’homme, mais des droits naturels de l’homme, puisque le fondement des droits et des devoirs doit être recherché dans la nature humaine.
Vous participez à de nombreuses affaires à la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme). Quelle marge de manœuvre avez-vous à l’ECLJ pour influencer cette juridiction ?
Nous n’essayons pas tant d’influencer cette juridiction que de l’éclairer sur ce qui est juste en lui exposant, affaire après affaire, une compréhension des droits de l’homme conforme au droit naturel. Il est arrivé, à de nombreuses reprises, que la Cour adopte notre position. La véritable influence est intellectuelle. C’est aussi l’une des finalités de ce livre.
Nous agissons de diverses manières. Nous introduisons des recours, accompagnons des requérants ou des gouvernements, soumettons des observations écrites à la Cour, organisons des séminaires, rédigeons des articles de doctrine ou de presse, etc. Ainsi, en septembre, l’ECLJ a co-organisé un colloque au Conseil de l’Europe sur « Le défi de l’universalité des droits de l’homme ». Sont intervenus notamment le président de la Cour européenne, M. Guido Raimondi, et le « ministre des affaires étrangères » du Saint-Siège, Mgr Paul R. Gallagher.
Actuellement, nous travaillons sur des affaires de liberté de conscience face à l’avortement, de liberté d’expression face à l’islam, de blasphème, de GPA ou encore de PMA anonyme. Nous avons déjà remporté de grandes victoires, mais aussi essuyé des défaites. Face à nous existent d’autres organisations qui promeuvent la dignité désincarnée et les droits qui en découlent. Le livre raconte aussi ces batailles.
À la fin de votre livre, vous parlez d’une résistance de la nature humaine, conjuguée à une contestation politique croissante du gouvernement des juges, en particulier de la CEDH. Est-ce que cela vous donne de l’espérance pour l’avenir ?
Oui, aussi puissante et cohérente que puisse être l’idéologie de la dignité désincarnée, elle est condamnée à se heurter à la résistance de la nature humaine : il y a quelque chose en l’homme qui résiste à sa dénaturation. La nature humaine se défend et se rappelle à nous. Ainsi en est-il par exemple du témoignage des personnes conçues par PMA anonyme, qui en souffrent leur vie durant et cherchent à connaître leur père, leurs frères, leurs sœurs. Ce besoin de connaître ses « origines biologiques » prouve que les dimensions physique et psychique de notre identité sont indissociables, que l’homme est par nature l’union harmonieuse du corps et de l’âme, et non pas seulement une volonté, et c’est en tant que tel qu’il peut s’accomplir.
Quant à la résistance politique que vous évoquez, elle est nécessaire car ces grandes instances internationales n’ont pas de contre-pouvoir institutionnel. Or, jamais dans l’histoire aucune instance politique n’a eu autant de pouvoir que la CEDH. Pas même l’Église catholique. Ceci est particulièrement vrai depuis que les juges prétendent que la Convention européenne n’est plus gravée dans le marbre, mais est devenue un « instrument vivant » dont ils peuvent faire évoluer le contenu en fonction de leur conception changeante du bien.
Dès lors, il va de soi que, à chaque fois que les juges imposent une interprétation idéologique aux droits de l’homme, ils s’exposent à une réponse politique des peuples et des gouvernements. Ce fut le cas par exemple lorsque la Cour a prétendu interdire les crucifix dans les salles de classes italiennes. De nombreux responsables politiques reprochent à la Cour européenne, comme le note Guido Raimondi, son « prétendu activisme judicaire, dépassant les limites de ses compétences juridictionnelles, outrepassant la démocratie nationale et renversant les décisions nationales ». Cela a conduit par exemple la Russie à affirmer la supériorité de ses valeurs constitutionnelles sur les jugements de la Cour européenne ; et le peuple suisse est invité à faire de même par référendum le 25 novembre prochain.
Quant à ma véritable espérance pour l’avenir, il faut lire le livre pour la connaître !
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Grégor Puppinck, Les droits de l’homme dénaturés, Cerf, 2018, 304 pages, 22 €. Vous pouvez acheter ce livre ici.
© LA NEF n°308 Novembre 2018