Louise Mushikiwabo avec William Hague, alors ministre des Affaires étranger du Royaume-Uni (en 2013) © Foreign and Commonwealth Office-Commons.wikimedia.org

Macron contre la francophonie

Nous avons vu (La Nef d’octobre 2018) comment le Rwanda fut pris en mains par Paul Kagamé, chef de la sédition tutsi du FPR (Front Patriotique du Progrès) à la faveur d’un attentat au cours duquel, en avril 1994, fut tué le président hutu Habyarimana – attentat dont ledit Kagamé et son soutien Museveni, président ougandais et homme-lige de Washington, furent sans doute les initiateurs, ce dont le juge Bruguière fut assez convaincu pour lancer un mandat d’arrêt international contre les dirigeants du FPR. On sait que, comme il fallait s’y attendre (c’était bien son but), cet attentat survolta aussitôt les vieilles tensions ethniques qui divisent le pays au point qu’une série de tueries à large échelle (la plupart perpétrées à la machette) s’échelonnèrent tout au long des mois qui suivirent, se prolongeant même, par un jeu sinistre de poursuites, jusqu’au Kivu, puis au cœur du Congo – immense pays qui fut lui-même déstabilisé, ce qui entraîna peu après la destitution d’un autre protégé de la France, Mobutu Sessé Séko : au total six à huit millions de morts, certainement l’un des plus grands génocides de l’histoire.
Depuis lors, Paul Kagamé, appuyé sur son ethnie tutsie (15 % de la population) dirige le Rwanda d’une main de fer. Sa culpabilité dans le torrent de sang déclenché en 1994 fut cependant cachée par une vaste campagne internationale qui tenta de faire croire, avec d’abord quelque succès, que les Hutus, soutenus par la France (et qui ne furent certes pas les derniers à manier la machette dès l’annonce de la mort de leur président), étaient seuls responsables des massacres, de sorte que c’est Paris qui en porta in fine l’opprobre. On jugea même « complice de génocide » l’armée française venue à la rescousse pour séparer les belligérants (opération Turquoise). Il faut lire l’ouvrage hallucinant de Pierre Péan, Carnages. Les Guerres secrètes des grandes puissances en Afrique (Fayard, 2010), pour mesurer comment se prend en mains l’opinion mondiale, ici contre la France censée être responsable d’un chaos qu’elle tenta seule d’éviter – hélas, en plein massacre, l’opération Turquoise fut retardée par le désir du ministre des Affaires étrangères d’alors, Alain Juppé, d’européaniser l’opération qui se heurta au veto britannique, la France se décidant trop tard à intervenir seule, opération trop tôt arrêtée à cause d’une « pression internationale » à large échelle. Le Général Didier Tauzin, alors chef du 1er RPIMa écrit dans un ouvrage éclairant, Rwanda, je demande justice pour la France et ses soldats (Éditions Jacob-Duvernet, 2011) : « Nous étions pris dans une opération d’intoxication de grande ampleur qui, par une géniale manipulation de la totalité des médias mondiaux, permit de prendre le contrôle de l’opinion publique en faveur de Kagamé. »
La vérité se fera-t-elle jour ? En 2010 un rapport de l’ONU, le rapport « Mapping », accabla ledit Kagamé ; on attend la traduction d’un ouvrage à charge de la canadienne Judi River (chez Fayard). Le récent Prix Nobel de la Paix, Denis Mukwege, médecin congolais qui, depuis des décennies, « répare » les femmes violées au Kiwu, incrimine sans hésiter le FPR. Au Rwanda, les langues se délient, mais le président Kagamé, bien appuyé par ses soutiens anglo-saxons, multiplie les meurtres politiques, la plupart des journalistes étant en exil ou en prison – le Rwanda est avec l’Ouganda et la Corée du Nord un pays dans le colimateur des associations défendant les droits de l’homme. Kagamé persiste : la responsable du génocide est la France, qu’il traite régulièrement de « puissance génocidaire » et de « chienne ». Joignant le geste à la parole, il fit fermer les centres culturels français, adhéra au Commonwealth, et entreprit en 2008, avec l’aide d’une de ses proches, Mme Mushikiwabo, citoyenne américaine (qui revint spécialement des États-Unis où elle résidait pour être nommée ministre des Affaires étrangères) de substituer l’anglais au français dans le système scolaire rwandais – elle est allée jusqu’à faire fermer des écoles lorsque les enseignants d’anglais manquaient.

La candidature rwandaise
M. Kagamé fut sans doute étonné quand M. Macron l’invita à Paris, en avril dernier, et lui demanda de proposer au poste de secrétaire générale de la francophonie ladite Mme Mushikiwabo, en remplacement de la canadienne Mme Jean, lors du sommet francophone d’octobre à Erevan. Mieux, M. Macron promit de faire pression sur les principaux bailleurs de fonds de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie) pour les rallier à la candidature rwandaise. Une audacieuse enquête de RFI, le 10 octobre dernier, révéla les efforts que Paris déploya en faveur de celle qui avait déclaré que « la francophonie est un jouet aux mains de la France » : la Tunisie, le Mali, le Maroc, cédèrent, stupéfaits d’un choix qui bien entendu désoriente la francophonie tout entière : pourquoi la France choisit-elle un pays qui éradique le français et bafoue les droits humains, alors qu’elle avait toujours voulu faire de la francophonie le creuset des droits de l’homme ? Le plus difficile à convaincre fut le canadien Justin Trudeau lors d’une houleuse rencontre qui eut lieu en septembre à New York – moyennant la promesse, dit-on, d’un soutien au siège permanent du Canada à l’ONU. À Erevan l’élection de Mushikivabo ne fut donc qu’une formalité ; elle stupéfia bien des chancelleries, fit la une des journaux télévisés au Québec, et passa inaperçue en France.
La francophonie, dont l’enjeu géopolitique fut toujours conflictuel fut confiée à M. Kagamé pour qu’il lui torde le cou. Qui ne connaît pas M. Macron peut avoir du mal à comprendre. Mais l’un de ses conseillers déclarait en mai dernier à des élèves de l’ENA que la francophonie était « obsolète » et qu’il fallait « tourner cette page ». Cette sombre affaire est en somme fort claire.

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°308 Novembre 2018