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Soljénitsyne aurait cent ans

Alexandre Soljénitsyne (1918-2008) est le plus célèbre dissident soviétique : homme et écrivain d’une envergure exceptionnelle, il est l’un des géants du XXe siècle. Le centenaire de sa naissance est l’occasion de revenir sur cet immense personnage avec Véronique Hallereau qui lui consacre une bonne partie de ses travaux. Entretien.

La Nef – Que retenez-vous plus particulièrement de Soljénitsyne ?
Véronique Hallereau – Un homme et un écrivain hors norme, qui a inventé son destin, tissé de la main de Dieu avec les fils de la vie, de l’œuvre et de l’histoire. Un géant qui a contribué à façonner l’histoire du XXe siècle, en accélérant la chute du communisme : avec L’archipel du Goulag, tombeau pour les victimes du totalitarisme soviétique, il a incarné la force immense du Verbe, le miracle rédempteur de la littérature.

Comment peut-on caractériser son œuvre romanesque ?
Plus qu’un romancier, Soljénitsyne se définissait comme un historien et un témoin. La vie personnelle était pour lui une clef qui donnait accès à la vie de tous, et c’est dans cet esprit de responsabilité sociale qu’il concevait le rôle de l’écrivain, ainsi qu’il l’explicitera dans son discours du Nobel. Ses deux maîtres-livres, L’archipel déjà cité et La Roue rouge, fresque sur la Révolution de 1917, répondent à cette vocation. J’ajouterais qu’il a exploré des genres très variés, du poème en prose au théâtre, en passant par le récit, les mémoires et même le scénario… Il l’a fait avec un bonheur inégal, mais cela dit assez qu’il ne se cantonnait pas au roman.
Le roman occupe donc une place mineure dans son œuvre. Les deux œuvres que l’on peut qualifier de roman, Le premier cercle et Le pavillon des cancéreux mettent en scène des individus violentés par l’histoire, ici un régime totalitaire fondé sur le mensonge idéologique et la terreur. Dans la situation de dénuement où ils se trouvent, en prison ou malades, en dialogue avec les compagnons d’infortune, ils se confrontent à eux-mêmes et tentent de trouver la lumière.

L’essayiste a parfaitement analysé les failles de nos sociétés modernes libérales-capitalistes : quelles sont-elles pour lui ?
La faille essentielle qu’il voit dans nos sociétés est d’avoir mis l’homme au centre : Soljénitsyne est un critique de l’humanisme. De plus, cet homme moderne est un être dont le regard ne quitte pas les horizons terrestres ; c’est un rationaliste, tourné vers l’acquisition illimitée de biens matériels et la volonté de maîtriser la nature pour son seul intérêt – ou ce qu’il croit être son intérêt. Soljénitsyne s’est beaucoup intéressé aux travaux du Club de Rome pendant les années 70, qui confortaient une certitude acquise dans les camps : les nations, comme l’homme, devaient se modérer et privilégier la vie spirituelle. Il en fera le titre d’un de ses plus célèbres articles, « Du repentir et de la modération comme catégories de la vie des nations ». Il a critiqué le complexe de supériorité des sociétés occidentales, que l’indéniable avance technique et la plus grande richesse matérielle conduisent à se poser en exemple de développement humain. Il le dira dans son discours de Harvard, Le déclin du courage : il ne pouvait faire des sociétés occidentales un modèle à suivre : l’homme y était amoindri, il perdait de sa fermeté morale. L’abondance matérielle, le bruit continu de la publicité, du divertissement, de la palabre, étouffaient l’âme aussi sûrement que dans les pays communistes – et plus insidieusement, en s’appuyant sur le bien-être du corps.

Quel a été le rapport de Soljénitsyne avec la Russie depuis la chute du communisme en URSS ? Comment est-il considéré aujourd’hui en Russie ?
Dès le début des années 70, Soljénitsyne n’a cessé de penser à la Russie de l’après-communisme. Sa mission n’avait même de sens que par rapport à cette chute du communisme : l’écriture de La Roue rouge visait à renouer le fil du temps, par-delà la déchirure révolutionnaire, entre le passé de la Russie et son avenir, pour que le pays reprenne son destin en main en évitant de répéter les erreurs du passé. Il a montré à Poutine l’exemple d’un grand serviteur de l’État : le premier ministre de Nicolas II, Stolypine, à qui il consacre de nombreuses pages dans Août 14 (premier « Nœud » de La Roue rouge). Conscient que l’énormité de son épopée pouvait rebuter les lecteurs, il a travaillé à une version abrégée comme il l’avait fait pour L’archipel du Goulag. Cas unique, il me semble, dans la littérature, qui montre à quel point Soljénitsyne croyait en la responsabilité sociale de l’écrivain.
Mais les écrits de Soljénitsyne, con­trairement à ce qu’il espérait, n’ont pu éviter le nouveau « Temps des Troubles » qui a suivi la chute du communisme. Poutine ne s’est guère inspiré de Stolypine dont il n’a retenu qu’une citation devenue slogan : « Pour une Russie unie, riche et forte. » Cet échec a assombri ses dernières années. Cependant, la maladie seule a eu raison de son activité. Essais sur l’avenir politique, voyages, rencontres innombrables, émissions télévisées, aide humanitaire : Soljénitsyne ne s’est pas épargné pour essayer d’influencer la vie de son pays.
Aujourd’hui Soljénitsyne est glorifié : une statue va être érigée à Moscou pour son centenaire et il est au programme scolaire. Pour les Russes qui veulent comprendre leur passé, la lecture de Soljénitsyne est un passage obligé, et quoi qu’on en pense, une source inépuisable de réflexions. Pour ceux qui préfèrent oublier, et ils sont nombreux, le nom de Soljénitsyne, comme l’histoire russe au XXe siècle, est à mettre au débarras.

Quel était le rapport de Soljénitsyne à la religion, à l’Orthodoxie en particulier ?
Soljénitsyne a été élevé dans la tradition orthodoxe, mais par une sorte de soumission à la norme sociale du temps (l’athéisme), il a progressivement perdu la foi, ou plutôt s’est donné une nouvelle foi, le léninisme. Au fond de lui-même, Soljénitsyne était un croyant, et même un mystique, en dialogue perpétuel avec un Dieu providentiel qui lui a assigné une mission à accomplir. Si, après son arrestation, il a connu une période de scepticisme, il a retrouvé la foi en Dieu en 1952-1953. Deux événements ont été déterminants : l’expérience des camps, et le cancer qui l’a frappé et dont il a réchappé « miraculeusement », ce qu’il vivra comme un signe. Il a rejoint l’Église orthodoxe – parce que c’était la religion de son enfance et celle de la Russie. Sa foi restait très personnelle, plus vétéro-testamentaire qu’ancrée dans les Évangiles. Le nom du Christ est peu cité. Dieu intervient dans l’histoire des hommes et les châtie quand ils s’écartent de la voie du Bien, ce qu’expliquent les prophètes – dont lui.

Peut-on rapprocher Soljénitsyne de Jean-Paul II ?
Soljénitsyne éprouvait une grande admiration pour Jean-Paul II. Il vit dans son élection à la papauté le signe que le sort des communistes était historiquement scellé. Leur critique de la modernité est également radicale car elle a le même centre, la foi en Dieu. Une foi vécue intensément, quotidiennement, qui guide la vie et la pensée.

Soljénitsyne a été très critiqué par l’intelligentsia en France dès 1974 : pourquoi une telle critique ?
A priori Soljénitsyne avait tout pour plaire aux intellectuels : il incarnait la figure de l’écrivain qui lutte contre un pouvoir tyrannique et pour la liberté. On le comparait d’ailleurs volontiers à Victor Hugo. Le fait que le régime contre lequel il s’élevait revendiquait la filiation révolutionnaire et prétendait incarner mieux que quiconque les idéaux de la gauche fut une première difficulté. Une partie de la gauche veut sauver le marxisme-léninisme, l’idéologie communiste, de l’échec soviétique. Il faut lire Le passé d’une illusion de François Furet à ce sujet. Quand, en plus, on a compris qu’il ancrait son combat dans la foi religieuse et non dans la défense des droits de l’homme, la critique a fusé. On a tenté de disqualifier ses propos en le traitant de « slavophile », c’est-à-dire en mettant l’accent sur son caractère étranger, qui ne peut nous comprendre et n’a rien à nous apprendre. Cette réaction me semble majoritaire encore à l’heure actuelle. C’est un peu la traversée du désert. Cependant, à la faveur d’une crise de confiance dans notre mode de vie et les dangers qu’il fait peser sur les équilibres naturels, dans une Union européenne idéologisée, « soviétiforme » par bien des aspects, on note, ici et là, quelque retour à Soljénitsyne.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Véronique Hallereau

Véronique Hallereau a consacré un mémoire d’histoire à la médiatisation de Soljénitsyne à la télévision française, disponible sur son site internet (http://vhallereau.net/) et a signé un portrait littéraire de l’écrivain Soljénitsyne, un destin (L’Œuvre, 2010). Elle a également participé au catalogue de l’exposition, Soljénitsyne, un écrivain en lutte avec son siècle, aux éditions des Syrtes, exposition présentée à la mairie du Vème arrondissement de Paris jusqu’au 8 janvier 2019.

 

A SIGNALER :

Révolution et mensonge, d’Alexandre Soljénitsyne, Fayard, 2018, 192 pages, 20 €.
Cet ouvrage rassemble trois textes inédits : d’abord une lettre de 1974 qui explique que pour résister, il faut d’abord se réformer soi-même ; ensuite « Les leçons de février » (1983), critique sur la monarchie russe ; enfin « Deux révolutions : la française et la russe » (1984).

Journal de La Roue rouge, d’Alexandre Soljénitsyne, Fayard, 2018, 500 pages, 39 €.
Journal de l’auteur qui décrit l’écriture de son œuvre majeure, roman historique grandiose.

Alexandre Soljénitsyne, un écrivain en lutte avec son siècle, de Georges Nivat (dir.), Éditions des Syrtes, 2018, 300 pages, 38 €.
Neuf chapitres, bellement illustrés, retracent l’itinéraire littéraire et intérieur de Soljénitsyne, avec la collaboration d’Hélène Carrère d’Encausse, Chantal Delsol, etc. Livre-catalogue de l’exposition qui se tient jusqu’au 8 janvier à la mairie du 8e arrondissement de Paris.

© LA NEF n°309 Décembre 2018