Gilets jaunes pour temps sombre

C’est peut-être la colère des imbéciles qui remplit le monde, comme savait Bernanos, mais ces imbéciles-ci qui constituent le fond de la France mériteraient d’être enfin considérés – même si le gilet jaune que l’État leur a imposé et qu’ils lui renvoient en plein visage est moche – et leur souffrance, si profonde, apaisée après avoir été entendue. La France qu’ils constituent est le fruit de contradictions venues de longtemps et le gouvernement actuel n’est pas responsable seul de leur malaise, loin s’en faut. Mais il s’en faut aussi qu’il ait réussi à identifier ce malaise et, partant, à chercher le remède, ce qui est pourtant sa vocation.

Il y a deux peuples
En réalité, ces gilets jaunes et compagnie ne sont pas le peuple de France au sens strict, qui impliquerait qu’il n’y en ait qu’un, uni et semblable. Or, il apparaît qu’il y a au moins deux peuples, si l’on entend ce terme comme désignant les classes sociales douées de revenus assez peu élevés et d’une culture générale limitée : pour s’en convaincre, il fallait entendre ces gilets jaunes confessant que jamais ils ne seraient solidaires des cheminots, et généralement de tout ce qui relève de ces syndicats honnis qui ont pour habitude de paralyser le pays. C’était en somme la France des voitures contre la France des trains. La France poujade habituée, par nécessité, à se débrouiller seule contre ce qu’elle suppose la France des nantis, des privilégiés, non seulement des riches mais aussi de tout ce qui demeure intégré dans le tissu de l’État ; la France des abandonnés contre la France des protégés. La France des 30 % périphériques, qui, hélas pour elle, ne sera jamais majoritaire, contre le reste du pays où s’accumule pêle-mêle et malgré eux mais dans une alliance objective : vainqueurs de la mondialisation – ces enfants de grandes familles des métropoles qui parlent trois langues, accèdent aux écoles de commerce et aux prépas, ont des amis à l’autre bout du monde et maîtrisent les codes de la nouvelle cybersociété ; banlieusards souvent immigrés et enfants d’immigrés que les différents pouvoirs ont chouchoutés depuis quarante ans par mauvaise conscience, par antiracisme primaire, et surtout par peur d’une révolte ; et enfin petits fonctionnaires aux statuts privilégiés, si on les compare à ceux des périphériques.
Pour tout pouvoir qui entendrait construire une république à partir de ces différentes catégories socio-économiques, l’assemblage du puzzle serait délicat. Mais ce pouvoir-ci a en sus choisi, peut-être par candeur, peut-être par machiavélisme, d’abandonner la catégorie des 30 % à son sort, plumant l’oie par les deux côtés en même temps, c’est-à-dire l’empêchant d’accéder à une situation meilleure dans la société et la punissant de sa beauferie dans laquelle on l’a confinée. C’est la double peine pour cette France, à qui l’on a systématiquement tout enlevé, remplaçant le curé et l’instituteur par la télé et les divers divertissements contemporains ; une France sans langage qu’après l’avoir rendue muette on moque. Une France qui, si elle n’est pas si écrasée d’impôts dans le fond, est pourtant victime de « taxes comportementales » comme on dit maintenant qui font qu’au moindre de ses gestes, elle a l’impression d’être pressurée et ponctionnée. La France des images d’Épinal médiévales qui subit la gabelle.

Remplir les caisses de l’État
Car en réalité, si aujourd’hui le gouvernement justifie sa taxe sur le diesel par des raisons écologiques et certainement à raison, le gros des taxes, qu’on appelle accises, qui pèsent notamment sur les carburants, n’a aucune autre raison d’être que de remplir les caisses de l’État. On pourrait tout aussi bien taxer le sucre, comme naguère le sel : le choix du produit courant est parfaitement arbitraire. Et ces taxés dorénavant refusent de payer plus parce que rien de leur contribution à la vie du pays ne leur est rendu. Leurs enfants n’ont pas de scooters électriques gratuits, ni de médiathèques, leurs routes sont défoncées, leurs services publics envolés, même leurs petits magasins de centre-ville enfuis, tués par les gros distributeurs qui ont saccagé les portes de leurs villes.
Alors, oui, ces « beaufs » sont eux-mêmes parfaitement contradictoires, qui vont avec plaisir faire leurs emplettes dans ces « centres commerciaux » qui n’ont rien d’un centre et tout d’un bord de la vie, presque la non-vie, avant que de se plaindre de la déshumanisation de leur existence. Mais qui leur a laissé le choix ? Qui leur a laissé quoi que ce soit ? Ils sont dépourvus de tout, n’ont plus même de culture de classe. Et c’est peut-être cela qu’ils tentent de retrouver dans ce mouvement : l’envie de se tenir chaud ensemble, de se compter, de savoir qu’on n’est pas seul, et qu’il y a peut-être une vie bonne et douce pour eux aussi.

Jacques de Guillebon

© LA NEF n°309 Décembre 2018