ÉDITORIAL
Le mouvement des « gilets jaunes », qu’il est de bon ton à Paris de brocarder comme un rassemblement hétéroclite de « beaufs », révèle une lame de fond qui marque un réveil des classes moyennes marginalisées. Car à travers la lutte ponctuelle contre la hausse du prix des carburants, nous assistons bel et bien à la première grande révolte de la fameuse « France périphérique » chère à Christophe Guilluy. Cette « France périphérique » touche ici, bien au-delà du monde rural, la classe moyenne déclassée du péri-urbain et des villes peu intégrées au grand mouvement de la mondialisation. Ces Français ne formant pas la clientèle électorale de M. Macron et étant a priori une minorité, le gouvernement peut être tenté d’ignorer ce cri de détresse. C’est néanmoins un mouvement qui peut s’enraciner et s’installer durablement, les tentatives pour le marginaliser ou le disqualifier ayant échoué – les sondages indiquent en effet un soutien massif des Français aux « gilets jaunes » !
Il est vrai que le prétexte écologique pour justifier la hausse du prix de l’essence ne trompe personne. Il y a longtemps que l’automobiliste est une vache à lait fiscale pour tous les gouvernements. Au reste, la consommation de carburant baisse en France, pourquoi alors le taxer encore plus ? Peut-être, précisément, parce que cette baisse entraîne celle des recettes fiscales, d’où la hausse des prélèvements pour compenser cette perte !
Transport : aucune politique écologique
Le problème est que les gouvernements (ainsi que les grandes villes comme Paris) n’ont aucune politique écologique cohérente à l’égard de la voiture. La seule action qu’ils connaissent est le matraquage tous azimuts des conducteurs, la répression toujours accrue et l’accroissement des difficultés de circulation – augmentant ainsi les embouteillages et donc aussi la pollution ! Le but affiché est de décourager les gens de prendre leur véhicule. Le trafic, néanmoins, baisse assez peu, car beaucoup en ont besoin pour aller au travail, chercher leurs enfants à l’école ou faire des courses. Nos élites qui persécutent les automobilistes ne sont guère concernées : quand on habite une grande ville, nul besoin d’une voiture, on a le métro, le bus, le tram, le taxi, le train et l’avion. Mais quand on réside en banlieue, à la campagne ou dans des localités mal desservies par les transports en commun, comment se passer de voiture ? Or, cette population pour laquelle l’auto est vitale appartient à la « France périphérique », c’est elle qui a endossé les « gilets jaunes ».
Pour prendre le cas emblématique de la région parisienne, qu’est-ce qui a été fait pour favoriser les transports en commun ? Rien ou si peu ! Les trains de banlieue n’ont jamais aussi mal fonctionné (annulations et retards sont le lot quotidien des banlieusards). Aucune infrastructure ambitieuse n’a été mise en place pour se garer près des gares de banlieue, aucun grand parking en périphérie de la capitale avec accès au réseau des transports en commun… Rien, sinon incommoder et culpabiliser toujours davantage le misérable qui persiste à se servir de sa voiture.
Nécessité d’un vrai débat
De même, le diesel est soudainement devenu l’ennemi n°1 alors que les gouvernements l’ont encouragé pendant des décennies au prétexte qu’il était plus écologique ! Allez comprendre ! Et l’on promeut aujourd’hui les véhicules électriques, qui, pour l’avenir, ne semblent pas la meilleure option (les Asiatiques misent sur le moteur à hydrogène) : les batteries sont gourmandes en métaux précieux rares et de tels véhicules n’ont un sens écologique que si l’électricité qui les recharge est elle-même « propre » – c’est le cas en France grâce au nucléaire qui représente 72 % de notre production, mais en Allemagne qui est retourné au charbon, quel sens écologique a un véhicule électrique ? Et pourquoi n’évoquer que la pollution des automobiles qui a considérablement baissé et très peu celle des avions, dont la consommation de kérosène – lequel n’est quasiment pas taxé – croît rapidement, alors même qu’il s’agit du moyen de transport le plus polluant du monde (20 % des émissions de CO2 en 2050) mais aussi le plus prisé par les classes supérieures ?
Bref, nous n’avons aucune politique écologique à l’égard des transports – pour les marchandises, le train n’a jamais supplanté le camion parce que nos gouvernements ont toujours fini par reculer devant le lobby des routiers qui a une capacité de nuisance sans pareille. Une telle politique écologique serait pourtant nécessaire et bienfaisante, en visant, non à tout révolutionner comme l’exigent certains écologistes, mais à mettre en œuvre des mesures réalistes et donc applicables progressivement. Supprimer les voitures dans les grandes villes comme Paris pourrait être un objectif, mais cela suppose la mise en place de véritables solutions alternatives dont nous sommes encore très loin. Et, une fois n’est pas coutume, ces réformes pourraient être l’objet de vrais débats afin d’être entérinées démocratiquement, le soutien populaire en serait d’autant plus assuré. C’est aussi la seule voie si l’on ne veut pas faire de l’écologie un instrument de distinction sociale réservé à ceux qui ont les moyens de discourir sur l’environnement et de vivre « bio ».
Christophe Geffroy
© LA NEF n°309 Décembre 2018