Chardonne ou le retour du roi des hussards

Il y a cinquante ans mourait Jacques Chardonne (1884-1968), immense écrivain et styliste, mais aussi éditeur et directeur de la librairie Delamain. Il convient ici de saluer la réédition chez Albin Michel de plusieurs de ses livres, dont Les destinées sentimentales, fresque humaine, son roman de mon point de vue le plus ambitieux et le plus actuel. À sa relecture, on est frappé par ce que montre le texte, et que Chardonne ne savait pas qu’il donnerait à voir au moment précis de l’écriture, à propos d’aujourd’hui. Il y a ainsi une véritable actualité du romanesque de Chardonne : un monde qui disparaît sous nos yeux, d’abord. Chardonne, écrivain de droite, parrain des hussards, admiré de Nimier, conservateur ayant affection pour un certain royalisme tout en critiquant ce qu’il nommait en 1940 « les jeunes chenapans bolcheviks-royalistes », pensant à Brasillach et Maulnier, toute une époque, est mort en mai 1968 ; cela ne s’invente pas, à temps pour quitter ce qui est depuis advenu dans l’orgueilleuse prétention d’abattre le « vieux monde » dont justement Chardonne rend la beauté.

Les Destinées sentimentales
Soyons francs : lire Les destinées sentimentales suffit pour voir combien le monde né après la mort de Chardonne est un monde perdu. Ce monde qui ne sort pas de l’enfance et où l’incapacité à maîtriser le moindre désir est devenue une norme. Celui de Chardonne est tout autre : l’amour et la relation humaine l’emportent sur le consumérisme des choses et des êtres. Les destinées sentimentales est un roman placé sous le signe de l’amour entre les êtres – Jean, Pauline et Nathalie –, parcelle de l’Amour, et de la difficulté d’aimer, d’être aimé, de savoir aimer. L’amour et le couple ? Quoi de plus actuel en effet ! Il y va de l’être et des êtres, maintenant que l’avoir est une espèce de contrôle apposé sur nos âmes. Le romanesque de Jacques Chardonne, lieu où la beauté, difficile, chaque fois à conquérir, prime entre les êtres, sans espoir de profit personnel, et où cette même beauté rayonne, sorte d’Amour irriguant ce qui nous entoure.
C’est aussi cela, l’actualité de Jacques Chardonne : une écriture montrant notre actuelle absurdité. Bien sûr, ici et là, des grognons gloseront sur une partie de la vie de Chardonne, que l’on confondra par militance avec l’entièreté d’une existence vouée à l’écriture, laquelle offre sans doute des pages parmi les plus belles sur ce que sont les relations amoureuses, un morceau de vie au cours duquel il s’est mêlé à la Collaboration, étant des sept écrivains ayant fait le « voyage de Weimar » en 1941. Ses œuvres furent interdites en 1945 mais Chardonne bénéficia d’un non-lieu dès 1946.
Cette nouvelle édition des Destinées sentimentales présente aussi l’intérêt d’être servie par une préface de Stéphane Barsacq, dont la tenue littéraire est en soi un hommage à un Chardonne qui voulut faire revivre « l’idéal classique » du côté de la NRF. Notons qu’outre Les destinées sentimentales, ce volume donne à lire un ensemble de nouvelles, Femmes, ainsi que L’Amour c’est beaucoup plus que l’amour, journal « en désordre » du travail de son œuvre. L’écrivain ne voulut pas de plaques ni de nom de rues, il nous reste ses livres, c’est beaucoup.

Matthieu Baumier

Jacques Chardonne, Les destinées sentimentales – L’Amour c’est beaucoup plus que l’amour – Femmes, Albin Michel, 2018, 730 pages, 25,90 €.

 

Nimier à l’honneur

Cet essai (1) en forme de biographie centrée sur les écrits et les jeux de rôles de Roger Nimier (1925-1962), jeux tous très sérieux en réalité, sera un rafraîchissement pour tout lecteur habitué aux écrits du « hussard » et une entrée de haut vol dans son œuvre. Ce livre n’est pas une biographie au sens propre du terme, plutôt un livre non conformiste par rapport au genre, et c’est tant mieux : il y a ainsi du Nimier dans ce livre.
C’est donc à une plongée dans la profondeur d’une pensée, inséparable de sa vie, de son écriture et de son travail éditorial, que nous sommes conviés, une existence où « vivre, écrire et éditer » sont une seule chose, ainsi que l’écrivit Dominique de Roux. Nimier, Le Grand d’Espagne, bien sûr, l’homme public plus que l’homme privé, et son œuvre à laquelle il n’accordait en apparence pas d’importance, ce en quoi, de mon point de vue de lecteur marqué très tôt par la lecture des Épées et du Hussard bleu, je ne puis que le contredire post-mortem, comme Cresciucci le contredit : ce sont des lectures qui ont changé plus d’une vie. Un peu comme la lecture d’un Bernanos ou d’un Céline par exemple, ce qui ne saurait être un hasard, et l’on retrouve Dominique de Roux qui fit beaucoup pour le banni des lettres françaises, tout comme Nimier qui fut l’éditeur et l’ami de Céline, une relation qui donne les plus belles pages de ce livre passionnant de bout en bout. Et il y a, hors écriture, le rôle fondamental de Nimier après 1945, son travail d’éditeur et de journaliste sans lesquels, en sus de Céline, bien des écrivains eussent été maintenus au cachot du silence, à l’image de Morand et Chardonne.

Matthieu Baumier

(1) Alain Cresciucci, Roger Nimier. Masculin, singulier, pluriel, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 300 pages, 25 €.

© LA NEF n°310 Janvier 2019