Christophe Beaudouin, docteur en droit, est spécialiste de l’Union européenne et auteur de La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne (LGDJ, 2014). Il publie un nouveau livre sur l’Europe (1) dont il nous parle.
La Nef – Pourquoi vous êtes-vous lancé dans un ouvrage aussi complet
sur le droit de la gouvernance européenne ? À qui s’adresse-t-il plus
particulièrement ?
Christophe Beaudouin – C’est le Professeur
Armel Pécheul, mon patron thèse et ami, qui m’a fait l’honneur de m’associer au
projet. Ce manuel comble un vide dans la littérature universitaire et juridique
européenne. D’abord parce qu’il analyse en un seul volume et de façon détaillée
les institutions et l’ordre juridique. Ensuite parce qu’il rompt avec
l’orthodoxie europhorique régnant sur la littérature juridique européenne. Le
refus de l’esprit critique est une attitude anti-scientifique. L’Union et son
droit ne sont pas engendrés par la nature mais par la volonté humaine :
nous pensons donc qu’ils doivent pouvoir être questionnés, évalués, mis en
perspective voire critiqués, et non pas seulement loués, en toge et en
procession du haut de chaires, publications et prestigieux colloques
subventionnés. À travers plus de vingt encadrés et annexes inédites, nous
donnons des coups de projecteurs offrant un recul objectif sur les enjeux, les
logiques souterraines, les enthousiasmes et les réticences, pour aider chacun à
comprendre et prévoir les évolutions, dont le vote du Brexit n’est que la
prémisse. En ce sens, le manuel s’adresse non seulement aux étudiants et
praticiens, mais aussi aux citoyens et pourquoi pas aux candidats qui espèrent
être élus en juin prochain au Parlement européen.
Quelles sont les relations entre droit national et droit européen et
comment s’est faite cette évolution ?
Pour le dire d’une phrase : tout le
droit de l’Union européenne (UE) même dérivé prévaut sur tout le droit national
même constitutionnel, sauf atteinte à « l’identité
constitutionnelle » de la France, concept vague qui fait la fortune des
colloques juridiques mais essentiellement vide. En cas de conflit de normes,
une simple directive ou décision européenne l’emporte même sur la Constitution.
Et cela s’est déjà produit. Nos lois et notre Constitution sont inférieurs aux
147 000 actes juridiques composant un droit complexe, technique, dispersé,
conçu dans les méandres des commissions, comités, groupes d’experts et
juridictions, souvent sous influence privée et loin des enceintes démocratiques.
La primauté fut inventée par la CJCE dans son arrêt Costa/Enel en 1964, quelques mois après avoir
unilatéralement décrété un lien juridique direct entre les individus et la
Communauté, dans l’arrêt Van
Gend en Loos de 1963. Ces
deux arrêts sont la clé de voûte de tout l’édifice supranational. Elle a été
posée discrètement par petit groupe de juges géniaux et fourbes, mené par
l’ancien ministre MRP Lecourt, qui a découvert un « Esprit » du
traité que ses signataires ignoraient… et la Cour s’en est autoproclamée la
gardienne sacerdotale. Le traité aurait créé « un ordre juridique
propre intégré au système juridique des États membres et qui s’impose à leur
juridiction » et une « limitation définitive de leurs droits
souverains ». Un formidable coup de bluff aux États dont trois ont
protesté séance tenante. Les juridictions nationales s’inclinèrent lentement,
presque totalement, à l’image de la Cour de cassation qui rendit son arrêt
Jacques Vabres en 1975 après que l’avocat général Adolphe Touffait ait plaidé
pour la primauté du droit européen : le magistrat, ancien chef de cabinet,
MRP lui aussi, espérait une nomination à la Cour de Luxembourg, qu’il finira
par décrocher. Le Conseil d’État suivra en 1989 avec l’arrêt Nicolo et plus
récemment, le Conseil constitutionnel. Aujourd’hui, la Cour constitutionnelle
allemande de Karlsruhe est à peu près la seule à opposer un large périmètre de
souveraineté à l’emprise du droit européen.
Avec l’aval de qui, autrement dit qui est le moteur de cette évolution supranationale, et celle-ci était-elle inscrite dès l’origine dans le traité de Rome ?
La supranationalité est une idée vieille comme l’empire. Les traités européens sont de la matière en fusion. C’est le juge européen qui, par ses interprétations finalistes, a inventé, sans base textuelle directe, tous les principes juridiques qui mirent l’air de rien les démocraties sur la touche : primauté, effet direct, effet utile, compétences implicites, responsabilité, confiance mutuelle – au nom de « l’union sans cesse plus étroite », et décliné à l’infini les quatre libertés économiques. Comme les précurseurs Monnet, Schuman et Hallstein, les juges furent inspirés par la nouvelle sociologie américaine de la dépolitisation, notamment James Burnham et Ernst Haas. Le premier développa l’idée de “démocraties contrôlées” technocratiquement et en réseaux par les managers (“The Managerial Revolution”, 1941), les gestionnaires. Ce sont d’ailleurs les premières agences indépendantes américaines qui servirent de modèle à la création de la Haute Autorité de la CECA qui deviendra la Commission. Haas quant à lui théorisa le fonctionnalisme avec le Spill over : l’effet de débordement graduel et irréversible des pouvoirs supranationaux, secteur par secteur, une fonction en appelant une autre, les fameux « petits pas » attribués à Monnet. Des décennies plus tard, les fédéralistes sincères qui rêvaient d’un grand soir des « États-Unis d’Europe » réaliseront qu’ils se sont faits bernés.
Cette emprise croissante du droit européen vous semble-t-elle
souhaitable ou non et peut-on revenir en arrière dans la situation présente… et
comment ?
Le socle constitutionnel du droit
européen, depuis Rome, ce sont les sacro-saintes libertés de circulation
(capitaux, individus, services, biens) et la non-discrimination. Le droit
européen transpose donc, en l’aménageant un peu, le droit de la globalisation.
Contrairement à ce qui a été seriné aux Européens, l’Union n’a pas été conçue
comme une souveraineté politique naissante, plurinationale et démocratique,
mais comme extension du modèle managérial à la sphère publique et au droit.
Jean Monnet était d’abord un Businessman fasciné par les organisations. De
fait, l’intégration supranationale se traduit par la sortie effective du
Politique, différemment rêvée tant par Saint-Simon, Lénine, Hayek que Bourdieu.
Ce renversement du Politique par la technique, c’est-à-dire de la souveraineté
du peuple, par les juges, les experts et les autorités indépendantes se
traduit par un renversement des intérêts protégés : la recherche du Bien
commun est minée par les intérêts du marché et de « l’individu
total ». On remplace l’État de droit par des « tas de droits ».
Revenir en arrière est impossible.
Peut-on dire que les nations européennes membres de l’UE ne sont plus
souveraines ?
Juridiquement, les peuples ne sont plus
souverains, sauf dans deux hypothèses particulières : collectivement
lorsque leurs représentants agissent par consensus au Conseil ;
individuellement, dans la situation radicale d’un retrait de l’Union. Rappelons
que c’est « souverainement » que nos gouvernements ont négocié et nos
parlements ratifié les traités. Nulle part au monde les nations ne se
sabordent, bien au contraire : « À part en Europe, tout le monde est
souverainiste » dit justement Hubert Védrine.
Que préconisez-vous concrètement pour assurer l’avenir de
l’Europe ?
La déglobalisation est en marche. Il faut
réorienter l’Union européenne sur un objectif cardinal : le droit des
Européens à la continuité de leur civilisation, laquelle est issue de Rome,
Athènes et Jérusalem. Tout le reste en découle. Dotons l’Union d’une vraie
politique de civilisation, à travers une vraie coopération pour la sécurité des
frontières communes et la défense, mais aussi pour relever l’immense défi
démographique que représente l’Afrique. Les Européens pourraient aussi mieux
investir la mer, incroyable ressource largement inexplorée face aux défis
écologiques, alimentaires et stratégiques, bâtir une industrie numérique
alternative aux GAFAM. Par-dessus tout, une politique de civilisation
européenne imposerait d’être plus ambitieux pour la préservation et la
transmission de notre patrimoine matériel et immatériel et l’affirmation par
les Européens de leur souveraineté culturelle.
Ces objectifs de civilisation commandent un nouveau schéma
institutionnel. Les traités regorgent de dispositions sur les politiques à
mener dans tous les domaines et fixent l’objectif d’une intégration « sans
cesse plus étroite ». Comment s’en sortir ? Je lance ici six propositions.
1) Certains rêvent de « renverser » la majorité au Parlement en mai
prochain. Je conseille de chercher d’abord comment « renverser
Costa », c’est-à-dire la jurisprudence sur la primauté du droit européen.
On pourrait imaginer de dénoncer la Déclaration n°17 qui la consacre et de
restaurer noir sur blanc la supériorité de la constitution nationale et des
lois nationales postérieures, donc de la démocratie, sur toute autre norme. La
hiérarchie des légitimités étant restaurée, l’Europe démocratique pourrait être
bâtie.
2) Réfléchissons à une fusion partielle ou totale du Conseil de l’Europe (47 États)
et de l’Union européenne (28) pour éliminer les institutions et organes
inutiles ou inefficaces et les doublons.
3) Il faut briser le monopole d’initiative de la Commission, qui ne
devrait plus agir que sur instruction politique expresse.
4) Avec quelque 500 textes européens par an, il est urgent de confier de vraies
responsabilités européennes aux parlements nationaux, en leur faisant voter des
mandats de négociations pour les ministres se rendant à Bruxelles, en les
dotant d’un droit d’initiative législative, d’un droit de non-participation et
d’un droit de suspension temporaire de telle politique (par exemple pour sortir
provisoirement de l’euro le temps que son économie se rétablisse).
5) L’Europe à géométrie et géographie variables pourrait se renforcer moyennant
une interprétation ouverte de l’actuel article 20 du traité de l’UE sur les
coopérations renforcées pour laisser les États libres de choisir les buts, les
domaines, les structures et les partenaires de leurs coopérations
différenciées.
6) Enfin, par référendum d’initiative populaire, le peuple doit pouvoir
opposer un veto à tout acte européen, y compris un
arrêt de la Cour de justice ou celle des droits de l’Homme de Strasbourg.
« En France, la Cour suprême, c’est le peuple ! » disait de
Gaulle.
L’Europe véritable, ce n’est pas une gouvernance acéphale et une pluie de normes au service de l’illimitation. Ce sont une géographie, une histoire, des peuples anciens constituant un « maximum de diversité dans un minimum d’espace » (Kundera), une civilisation brillante qui inventa la liberté de penser, l’esprit critique et l’égale dignité de la personne humaine. C’est cet héritage grec, romain et chrétien irriguant son droit, sa culture, ses arts, ses langues et ses paysages. Contre l’Europe abstraite des idéologues, c’est l’Europe charnelle qui attend d’être (re)construite.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Armel Pécheul et Christophe Beaudouin, Droit de la gouvernance de l’Union européenne. Institution et ordre juridique, Libres d’écrire, 2018, 704 pages, 29 €.
© LA NEF n°311 Février 2019