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« Grand débat » machiavélique

Personne ne connaissait avant ce mois de janvier l’existence de la « Commission nationale du débat public », soyons-en sûr, sinon quelques hauts fonctionnaires. Voilà que ce comité Théodule selon l’expression consacrée du fondateur de notre République est sous les feux de la rampe depuis le coup d’envoi de ce grand débat national souhaité par Emmanuel Macron en désespoir de cause. Ô ironie, les Gilets jaunes montés au front et au rond-point depuis deux mois pour réclamer un retour au réel, c’est-à-dire à leur existence immédiate, voient leur vœu exaucé par un deus ex machina toujours plus étatique, étatique jusqu’à la caricature. Et le road tour de Macron n’y pourra rien. Et les objurgations du gouvernement n’y pourront rien non plus, quoiqu’il décrive ainsi son projet : « Les solutions apportées aux difficultés concrètes des Français ne peuvent plus être conçues exclusivement depuis le pouvoir central, la concertation qui s’engage doit se construire en prenant appui sur les territoires et les acteurs locaux, en particulier les maires, que le Président de la République rencontrera dans les semaines à venir région par région. »
Jusqu’ici on a seulement vu l’immense comédien, le gigantesque showman – les mots américains lui vont mieux que tout – qu’est Emmanuel Macron repartir en campagne comme en 2016, comme s’il s’agissait, encore une fois à l’américaine et contre l’esprit entier de nos institutions, d’élections de midterm, de mi-mandat où regagner une légitimité si rapidement perdue. Nul doute que la perspective d’élections européennes calamiteuses en dope son enthousiasme et que ce lavage de cerveau aux frais des Français ne porte ses fruits.
Machiavéliquement donc, ce « grand débat national » né de la révolte des Gilets jaunes serait retourné contre toutes les forces d’opposition françaises, pour faire triompher par d’autres moyens, même légaux, la voie « disruptive » choisie par Emmanuel Macron et ses alliés depuis quelques années, celle d’un capitalisme débridé, où la force de travail et la compétitivité personnelle se conjuguent seules pour définir la place de l’homme dans la société.

Un peuple orphelin
Mais, quoi qu’il en soit, il est pour le moment patent que le gouvernement n’a pas remporté son pari : les Gilets jaunes se coalisent toujours quotidiennement sur les ronds-points et chaque samedi dans de grandes manifestations aux quatre coins de la France défient un pouvoir sur les dents. Le cri, de moins en moins sourd, de ces Français est en réalité tout à l’opposé de ce qu’ont déduit ceux qui nous dirigent : il ne s’agit pas du tout pour eux de réclamer des aides d’un État qu’ils réprouvent, mais de recouvrer leur place dans le grand concert national. Rien d’autre qu’une forme de considération, dans une lutte mondiale pour la reconnaissance.
Dans cette nouvelle forme de dialectique hégélienne, c’est le peuple qui de maître est devenu l’esclave de ses esclaves, les gouvernants, lesquels ont réformé à son insu le monde dans lequel il vivait : sans prévenir, ils l’ont jeté dans le grand bain de la mondialisation, où il perd pied, où il se noie, lui qui se croyait choyé et protégé par le pacte demi-séculaire d’après guerre où, contre la promesse d’une protection sociale générale, il donnait sa foi complète à ses dirigeants. Mais voilà, empapaouté dans son confort et sa douceur de vivre à la française, il n’avait pas vu qu’on lui demanderait de se comporter désormais comme un vulgaire habitant du Nouveau Monde, conquérant et dominateur, prêt à tout pour s’enrichir en vue d’une fausse liberté. Alors que lui ne souhaitait, éternel Gaulois, que demeurer l’égal de son voisin. Et surtout son frère. Or Macron, lui, n’est le frère de personne. Et encore moins le père de ce peuple qui inconsciemment orphelin crie vers les étoiles et cherche qui viendra le sauver.

Jacques de Guillebon

© LA NEF n°311 Février 2019