Ce qui est remarquable chez Bernanos (1888-1948), c’est sa capacité à n’être pas prisonnier de « son » camp, sa témérité de dire ce qu’il pense être juste et vrai même à contre-courant, même s’il doit s’aliéner ses plus proches amis, et donc sa faculté de se mettre tout le monde à dos, d’autant plus facilement qu’il manie la polémique avec une verve et un talent sans pareil, sans souci de ménager l’adversaire du moment, objet de sa vindicte !
Bernanos est à l’origine un pur « contre-révolutionnaire », un réactionnaire type, monarchiste d’Action française, antisémite, auteur d’un livre à la gloire de son « maître » Édouard Drumont (La grande peur des bien-pensants, 1931) qu’il défend avec panache à défaut d’arguments convaincants. Il avait connu le succès littéraire avec son premier roman, Sous le soleil de Satan (1926), publié son plus célèbre roman dix ans plus tard, Journal d’un curé de campagne, et voilà que la guerre d’Espagne le surprend aux Baléares où il s’est exilé en raison de problèmes d’argent endémiques. Déjà, en 1932, survient la première rupture avec sa famille politique, plus précisément avec Maurras qu’il avait pourtant défendu en 1926 lors de la condamnation romaine de l’Action française. Mais en 1938, crime de lèse-majesté pour les nationalistes français de tous bords, Bernanos, qui a devant lui le spectacle de la répression franquiste qui l’écœure et le scandalise, publie Les grands cimetières sous la lune, violent réquisitoire contre Franco et premier texte de l’utile et belle compilation qui paraît chez Bouquins (1).
Nul revirement chez Bernanos
Que l’on ne s’y trompe pas, ce livre ne marque nullement un revirement politique de Bernanos qui serait passé du côté des Rouges – il restera jusqu’à son dernier souffle fidèle à son idéal monarchique et chevaleresque –, il se révolte contre la complicité du clergé avec le franquisme, qui, bien que n’atteignant pas l’effroyable barbarie des communistes, n’en massacre pas moins des innocents – clergé qui a, en plus, le culot d’oser parler d’une « guerre sainte », d’une « croisade » contre le mal, tel est le juste blâme porté par Les grands cimetières sous la lune !
Troisième et définitive rupture avec son camp d’origine : la perspective de la guerre et l’avènement du régime de Vichy, objet de plusieurs écrits essentiels, dont les trois livres repris dans le volume qui vient de paraître : Scandale de la vérité (1939), Lettre aux Anglais (1942) et Le chemin de la Croix-des-Âmes (1948).
Dans le premier, il solde ses comptes avec Maurras et l’Action française. Il lui reproche d’avoir accepté, sans risque aucun pour lui, le soutien des catholiques d’AF qui, après la condamnation de 1926, se sont privés de l’accès aux sacrements pour lui, tandis que, tout en appelant au « coup de force », il allait briguer des honneurs mondains en se faisant élire à l’Académie française (1938). Il fustige aussi l’esprit défaitiste de Munich et l’admiration de Maurras pour Mussolini et la dictature : « Il n’est rien de plus éloigné de nos traditions que la dictature, et M. Maurras a contribué plus qu’aucun autre à créer chez les gens de droite une mystique mussolinienne. […] La doctrine nationaliste peut bien conclure à la monarchie, la mystique du nationalisme intégral aboutit à la dictature du salut public. »
L’asservissement de l’homme
Alors que Bernanos, du Brésil où il était, prit dès juin 1940 fait et cause pour Londres contre Vichy, il écrit pendant la guerre sa Lettre aux Anglais, cri angoissé d’un homme libre face au triomphe de la barbarie totalitaire, mais plus encore d’un chrétien las de la tyrannie de l’Argent : « Ce qui révolte les peuples dans notre système social, […] c’est que l’argent y ait l’air non d’un tyran, mais d’un maître, et d’un maître légitime, honoré, béni. »
Le chemin de la Croix-des-Âmes (nom du lieu où il réside au Brésil) reprend ses articles de guerre de 1940 à 1945, textes magnifiques et prophétiques qui ne se contentent pas de fustiger l’esprit de collaboration et de soutenir la Résistance, mais aussi d’entrevoir la logique de la modernité à l’œuvre derrière la guerre, règne des masses et de la technique, lourd de menaces pour la liberté, qui annonce l’asservissement de l’homme au même titre que le totalitarisme, thèmes qui seront repris dans La France contre les robots (1947), dernier des livres repris dans la compilation Bouquins.
Cette édition, parfaitement présentée par Romain Debluë (qui propose aussi quelque 200 pages d’articles choisis de 1932 à 1948), est une excellente occasion de découvrir le « penseur » Bernanos, écrivain génial qui, dans toutes ses épreuves et celles de son pays, aura conservé bien haut un sens de l’honneur exemplaire.
Christophe Geffroy
(1) Georges Bernanos, Scandale de la vérité. Essais, pamphlets, articles et témoignages, édition établie, présentée et préfacée par Romain Debluë, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2019, 1340 pages, 32 €.
© LA NEF n°315 Juin 2019