L’Europe demeure un beau et nécessaire projet : critiquer sa « construction » est une chose, certes indispensable, mais insuffisante : il convient surtout de proposer une alternative crédible.
Parmi la trentaine d’unions régionales existant, une seule, l’Union européenne, a choisi l’intégration plutôt que la coopération, la souveraineté limitée plutôt que les souverainetés partenaires, la fédéralisation des individus plutôt que la confédération des nations. Les Européens auraient-ils encore raison contre le reste du monde ? Le groupe des Conservateurs et Réformistes européens (CRE) tenait ses Confederal Studies les 10 et 11 avril au Parlement européen (1). Une petite dizaine d’intervenants venus de toute l’Europe – juristes, économistes, historiens, politistes – ont ainsi confronté leurs points de vue. L’occasion pour moi d’y présenter plusieurs des propositions suivantes. Devant la fragmentation européenne en cours, l’Europe ne peut plus se confondre avec ce qui la nie : l’hystérie du mouvement perpétuel, la dictature des flux et le déracinement généralisé. Passons de l’Europe-process – sans sujet, sans finalité et sans limite – à l’Europe-être. Qu’elle devienne la Demeure de nos demeures.
Nouvelle conférence de Messine
Les États les plus déterminés devraient convoquer une nouvelle conférence de Messine ayant deux objectifs cardinaux : stopper cette vis sans fin absurde de l’intégration illimitée, en fixant fermement l’Union dans un cadre clair et stable assis sur une subsidiarité retrouvée ; sortir l’Europe de son enfermement matérialiste, en la dotant de missions limitées mais supérieures, visant à la pérennité de la civilisation européenne, donc la continuité historique de ses peuples et la sécurité de ses frontières.
Pratiquement, à défaut de réécrire les traités actuels, elle négocierait un petit traité international venant coiffer les traités européens existants. L’astuce serait de le doter de la primauté sur le TUE et TFUE (2) pour que les normes et institutions de l’Union reviennent sous contrôle démocratique. En deux pages simples, ce pacte confédéral poserait un toit et des murs à la « maison commune ». Sa ratification serait soumise à référendums partout le même jour et il n’entrerait en vigueur que pour les pays dont les peuples ont dit « oui ».
Pacte confédéral
- Des objectifs civilisationnels ainsi formulés : « Convaincus que l’Union européenne organisée dans le respect de la souveraineté et de la personnalité de chacune de ses nations, lui permettra d’œuvrer à la pérennité de sa civilisation précieuse et irremplaçable, au rayonnement et à la transmission de son patrimoine culturel et spirituel, à la mise en commun de ses capacités de défense et d’influence, et à la paix du monde. »
- La subsidiarité remise à l’endroit devant la confusion des compétences et les débordements : « Ne pas remettre à une société plus grande ce qui peut être accompli par une société plus petite. » Les clauses transversales de compétences, le monopole d’initiative et de définition de l’intérêt général par la Commission seraient caduques. Cette subsidiarité doit être rétroactive. Jugeons l’arbre à ses fruits, taillons ce qui doit l’être et replantons où il faut replanter : une commission de la Hache évaluerait les effets des politiques communes sur nos économies, nos territoires et nos sociétés, et proposerait les rapatriements nécessaires vers les États, le cas échéant les provinces et les communes. « Small is beautiful » ou plutôt « Proportion is beautiful » ! Réalignée sur les principes d’attribution et de proportionnalité, la subsidiarité ne sera plus à la discrétion de la Commission ou du juge européen : les Parlements nationaux auront le dernier mot.
- La primauté des Constitutions nationales comme règle juridique commune de l’Union, ainsi que chacun de nos États. Il faudrait retirer sa signature à la Déclaration n°17 annexée au traité, qui endosse en bloc la jurisprudence européenne en la matière. A contrario, la Cour de Karlsruhe offre à toute l’Europe une sacrée leçon de démocratie et tout l’outillage permettant, dans le respect des engagements européens, de résister aux embardées supranationalistes : sanctuarisation d’un périmètre de souveraineté, primauté absolue des droits fondamentaux et de l’identité constitutionnelle allemands, intervention imposée au Bundestag dans certains cas, référendum obligatoire pour passer à l’Europe fédérale.
- Un Compromis de Luxembourg rénové et démocratisé. Dans une Union si nombreuse et diverse, où l’on décide à la majorité, proclamons le droit national d’opposition ou de non-participation pour tout État lorsqu’il estime qu’un intérêt vital est en jeu. Reprenons la fameuse déclaration du Conseil du 29 janvier 1966 et élargissons-la :
a) Le nouveau compromis de Luxembourg pourrait être déclenché par n’importe quel parlement au moyen d’un avis motivé adressé au Conseil et aux autres parlements nationaux. S’engagerait alors un débat interparlementaire européen, de six à huit semaines : horizontal entre parlements nationaux, et vertical avec l’Union.
b) Il ne conduirait pas forcément à un veto, c’est-à-dire un droit d’empêcher l’adoption d’un acte, mais le plus souvent à un droit de ne pas participer s’il ne l’a pas voté, laissant les autres continuer.
c) Il ne s’appliquerait pas qu’aux projets mais aux actes existants, y compris au droit mou (soft law), et déclencherait une mise en révision forcée, brisant la logique absurde de l’irréversibilité de l’acquis communautaire. En contrepartie d’un tel droit, rien n’empêche d’imaginer qu’on vote davantage à la majorité simple et selon la règle d’égalité : 1 État = 1 voix. - L’Europe à géométrie variable serait naturellement facilitée par les principes précédents, et moyennant une interprétation ouverte de l’article 20 sur la coopération renforcée. L’Union pourrait être alors très attractive pour nos voisins Suisses, Islandais, Norvégiens, Anglais… De même, l’orientation des politiques ne serait plus figée dans le marbre conventionnel européen. Les centaines d’articles programmatiques inclus dans le TUE et surtout le TFUE seraient déconstitutionnalisés. Aucun parti ne devrait plus se voir opposer une quelconque clause d’un traité européen lorsqu’il souhaite, à tort ou à raison, proposer une autre politique économique et monétaire, le retour de la préférence européenne, un contrôle de la circulation des personnes ou des capitaux, une autre politique écologique ou un autre équilibre géopolitique. Il faut en finir avec la démocratie juridiquement contrôlée.
- Une adoption simultanée des textes importants par les assemblées nationales, le même jour. Cela allongerait un peu le délai d’adoption européen, mais tout le monde, y compris à Strasbourg et Bruxelles, seraient heureux de voir favoriser l’association et l’adhésion des peuples. Informellement, l’agora européenne serait née. L’article 9 du protocole 1, inutilisé, permettrait d’ores et déjà de conclure un accord interinstitutionnel dans ce but.
Reprendre le contrôle par la Constitution
Sans attendre, les États motivés pourraient individuellement inscrire ces principes dans leur propre Constitution, en particulier la subsidiarité, la primauté constitutionnelle et le compromis de Luxembourg. Pour reprendre le contrôle de l’Europe, il nous suffirait de retoucher quatre articles de la Constitution. Élargissons donc le champ du référendum aux actes et projets d’actes européens, lequel serait obligatoire s’il est initié par 1 million d’électeurs. Responsabilisons notre parlement national, qui reçoit quelque 500 textes européens par an sans se donner les moyens de les examiner, transposons les bonnes pratiques des démocraties nordiques telles que le mandat de négociation confié aux ministres avant les réunions européennes, donnons-lui un droit d’amendement sur la contribution budgétaire annuelle, un droit d’enquête sur les affaires européennes à Bruxelles et celui d’autoriser la ratification des traités internationaux négociés par la Commission. Ainsi l’on mettra fin au sempiternel « C’est la faute à Bruxelles ! » de ceux-là mêmes qui ont reçu mandat d’exercer la souveraineté au nom du peuple.
S’attaquer au mille-feuille européen
Prévue par le traité de Lisbonne, l’adhésion incompréhensiblement repoussée de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme, doit nous obliger à penser désormais l’Union européenne (28 États) avec le Conseil de l’Europe (47 États). Ne faut-il pas éliminer les doublons entre Europe de Bruxelles et Europe de Strasbourg (deux Cours de justice, deux assemblées etc.), les organes inutiles (Comité des régions, Conseil économique et social), instaurer pour la Grande Europe une Conférence permanente des chefs d’État et de gouvernement traitant des questions stratégiques et de sécurité ? Ouvrons le débat sur le mille-feuille européen.
Christophe Beaudouin
(1) Le groupe CRE a été fondé en 2009 et rassemble 76 députés de 19 nations, les partis les plus importants étant les conservateurs britanniques (18) et le PiS polonais (14) (ndlr).
(2) TUE : Traité sur l’Union européenne ou Traité de Maastricht (1992).
TFUE : Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ou Traité de Rome (1957) (ndlr).
© LA NEF n°314 Mai 2019