Statues des pères fondateurs de l'Europe (De Gasperi, Schuman, Monnet et Adenauer) à Chazelles @ Par Geertivp-Zourab Tsereteli-Commons.wikimedia.org

La dérive fédéraliste de l’Europe

Les élections européennes du 26 mai 2019 ont remis, le temps d’une campagne, l’Europe sur le devant de la scène. Analyse de la dérive fédéraliste de la construction européenne.

«Gouvernance : forme dite postmoderne des organisations économiques et politiques » permettant de « gouverner sans gouvernement » pouvait-on lire sur la page internet (désormais archivée) de la Commission, présentant la gouvernance européenne. De la fin du Moyen Âge à la fin du XXe siècle, l’organisation politique de l’Europe occidentale était assise sur le principe de souveraineté étatique. Après la Seconde Guerre mondiale, le nouvel ordre international et européen en avait renouvelé les modalités sans l’abandonner. Ces bases sont aujourd’hui ébranlées. Depuis trente ans, toutes les institutions sont touchées par une forme de délabrement, dont témoigne le déclin de la souveraineté, du règne de la Loi et de toutes les figures d’autorité. Haï par ceux qui n’y voient qu’une institution oppressive et archaïque, l’État a été progressivement réduit à un rouage de la « machine à gouverner » qui n’aurait pas surpris Bernanos : celle qui tisse son réseau partout, sur le modèle cybernétique, avec les techniques d’organisation importées du management privé. L’Europe, comme le reste du monde, passe ainsi du gouvernement à la gouvernance, de la réglementation à la régulation, de la loi à la programmation, du territoire à l’espace, du peuple à la société civile, de la légitimité à la transparence, du souci de justice à celui d’efficacité. Le constat en est dressé et analysé pour la première fois, par un homme politique français. Dans son dernier ouvrage J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu (1), Philippe de Villiers remonte la généalogie de l’intégration européenne, exhibe des documents inédits et met nos fractures et nos crises d’aujourd’hui dans une nouvelle perspective : « L’Europe n’est pas le but, c’est une escale vers Globalia. Et il y a un long chemin à parcourir pour entrer dans cet ordre inouï d’une humanité techniquement organisée et unifiée. » Conçue à l’origine comme une communauté politique d’États souverains et un marché protégé par la préférence européenne, l’Union semble y avoir renoncé, pour « épouser la forme du premier monde venu », comme dirait Robert Musil. Comment en est-on arrivé là ?

« La bataille du champ des Merles » ou pourquoi l’Europe ?
Cette année marquera le 630e anniversaire de la bataille au nom innocent de « champ des Merles », c’est-à-dire le Kosovo. Le 28 juin 1389, l’armée ottomane écrasait la coalition balkano-chrétienne composée de Serbes, de Bosniaques, d’Albanais et de Roumains. À la veille de la bataille, le prince ottoman aperçoit depuis sa tente cette armée chrétienne qui l’impressionne. Face à ses inquiétudes, son esclave grec Anastase le rassure en ces termes :
« Ce qui t’a avant tout frappé chez eux, mon prince, c’est leur diversité. Cette multitude d’étendards et d’icônes, de croix et d’emblèmes bariolés, accompagnés de trompettes, de titres de comtes et de ducs, de noms aussi interminables que sonores, puis les musiciens et poètes qui se préparent à chanter la gloire de chacun pour les générations à venir… Je te comprends, mon prince, surtout quand tu compares cette bigarrure à la grise uniformité de notre armée. Je partage ton sentiment, mais patiente jusqu’à demain. Demain, tu verras que la vraie machine de guerre est la nôtre, et non la leur. Cette armée noire de poussière, morne comme la boue, avec un seul drapeau, un commandement unique, sans emblèmes ni poètes vantards, ni chefs assoiffés de gloire aux noms, prénoms et titres à tiroirs, cette armée obéissante, ignorant les caprices, sourde et anonyme comme la glèbe, c’est l’armée du futur mon prince. La veille de notre départ, j’ai eu l’occasion de consulter les rôles de nos soldats. Pour la plupart, ils n’y figurent que par leur prénom, sans le moindre patronyme. Plus de mille trois cents Abdullah, près de neuf cents Hassan, un millier et quelques Ibrahim, etc. Ce sont ces ombres, ainsi qu’ils peuvent paraître aux yeux de certains, qui feront face aux Balkaniques bravaches pour trancher tour à tour leurs noms et leurs titres pareils à des queues de paon, et finir par leur trancher la vie. Voilà, mon prince, ce qu’il en est » (2).
Cette fresque incroyable est dépeinte par l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré, comme un témoignage de la noblesse perdue de cette civilisation balkanique. Elle nous rappelle que l’Europe est un patchwork, que l’idée européenne ne fût que récemment associée aux questions économiques et que sa nécessité fût apparue tout au long des siècles non comme un projet millénariste croyant réaliser la paix perpétuelle par le marché et les droits individuels, mais d’abord comme un projet défensif, existentiel, civilisationnel.

Sur les premiers « petits pas » des communautés
Jean Monnet rédige en 1950 son Mémorandum et la fameuse déclaration lue par Robert Schuman le 9 mai 1950. Il y a, à l’origine, ceux que Monnet appellera dans ses Mémoires, « le cercle des conjurés », dont fait partie le secrétaire d’État américain Dean Acheson, présent en personne à Paris les 8 et 9 mai 1950. De Gaulle surnommait Monnet « l’inspirateur », un inspirateur lui-même inspiré. Non pas par ses lectures : à son départ, son père lui avait recommandé de ne prendre aucun livre et d’apprendre des hommes dont il croiserait la route. Il y aura le diplomate britannique de la SDN Arthur Salter, auteur en 1920 d’un projet « d’États-Unis d’Europe » gouvernés par une commission sur le modèle de la SDN et, plus tard, le ministre néerlandais des Affaires étrangères, John Beyen, qui donnera en 1955 à Monnet l’idée du marché commun pour susciter cette organisation supranationale dont il rêvait. Tous deux méritent le titre de « pères cachés », en tout cas non reconnus, de l’Europe communautaire. Et il y aura les milieux d’affaires et politiques américains. Si l’on en croit les pièces d’archives récemment publiées par Philippe de Villiers, il y eut même d’importants versements via le Comité américain pour l’Europe Unie (ACUE), un organisme créé et dirigé par les hauts responsables de la CIA et la Fondation Ford.
La méthode Monnet, elle, imposait de facto d’incessants transferts de compétences des démocraties vers l’Union, sans besoin d’obtenir le consentement des nations membres : c’est ce que le jargon bruxellois appelle le spill-over (débordement). Une « Haute Autorité », ancêtre de la Commission européenne, « composée de personnalités indépendantes », rendrait « ses décisions exécutoires » dans tous les pays adhérents. Ainsi se formait la maladie congénitale à toute la construction européenne et pour son propre malheur : la rupture avec les démocraties nationales et le passage à la technocratie transnationale. Au cours d’une cérémonie officielle en 1953 où Jean Monnet recevait le premier laissez-passer européen, il brandit son passeport diplomatique français et proclama : « Nous pouvons le brûler ! » Peu de temps après, dans une lettre du 17 mars 1954 à son ami le général Béthouart, de Gaulle vitupère contre cette fausse Europe : « Évidemment tu ne peux penser que je me rallierai à cette CED qui est, à mes yeux, une colossale fumisterie et un essai d’abdication nationale. Je suis – le premier – convaincu de la nécessité d’unir l’Europe. Pour qu’il y ait union, il faut que l’institution ait une âme, un corps et des membres. On ne peut bâtir l’Europe qu’à partir des nations. Ceux qui tentent – en vain, je l’espère bien – de fabriquer la CED empêchent de faire l’Europe, tout comme la caricature s’oppose au portrait. » Après l’échec devant l’Assemblée nationale, il faut avancer masqué, ce que fera le traité de Rome de 1957, « soigneusement ambigu », disait Jean-François Deniau.

Le point de bascule
Au tournant des années 1960-70, toutes les grandes institutions ont à affronter des contestations radicales portant sur leur légitimité et leur sens : l’Église catholique, puis l’Université, la nation, la famille… Elle a pour objet et pour effet d’effacer la frontière entre l’intérieur et l’extérieur : entre l’Église et le monde, entre l’université et la société, entre la nation et l’humanité. C’est cet instant que Pierre Manent appelle « le moment 68 » : « Laissez-faire, laissez-passer » est la formule magique de la liberté au sens moderne, qui n’a point de limite et ne peut en avoir, que l’on parle de la libre circulation du blé, des capitaux, des individus, des cultures ou des pulsions.
C’est l’époque où un petit groupe de juges à Luxembourg éleva le préambule du Traité à un rang supra-constitutionnel en rendant sa triade jurisprudentielle fondatrice : droit aux incursions communautaires (1961), effet direct du droit européen (1963) et primauté absolue (1964). Le Compromis de Luxembourg (droit de veto) en 1966 imposera au moins à la Commission une heureuse, mais provisoire, correction démocratique.
Aussitôt de Gaulle disparu, ce fut la déferlante. La Cour rendait en 1970 son arrêt Internationale Handelsgesellschaft proclamant la primauté du droit européen même dérivé sur les Constitutions nationales. L’année suivante, en 1971, dans un arrêt AETR, elle posait la théorie des pouvoirs implicites (Implied Powers) en octroyant à la Communauté une compétence internationale. En 1972, le Conseil européen lui-même demandait à la Commission d’étendre ses compétences en usant de la clause de flexibilité, à des domaines non communautarisés : consommateurs, environnement, politiques régionales et sociales. En 1974, profitant d’un intérim présidentiel après la mort de Pompidou, Alain Poher ratifie la Convention européenne des droits de l’homme que de Gaulle avait toujours refusé pour ne pas mettre la France sous la coupe de juges supranationaux. La même année, Giscard élu, le premier Conseil européen suspend le Compromis de Luxembourg. La même année encore, l’arrêt Van Duyn pose le principe de l’effet direct des directives même non transposées et des traités. En 1975, dans l’affaire Jacques Vabre, la Cour de Cassation cède à la primauté du droit européen sur les chaudes recommandations de l’avocat général Touffait, ex-chef de cabinet de ministres MRP, qui se préparait alors justement à être nommé juge européen. Cette même année fut celle de la publication d’un fameux rapport international Crozier-Huntington sur la « gouvernabilité des démocraties » qui lance le concept de gouvernance et de limitation de souveraineté. L’année 1979 voit l’élection du Parlement européen au suffrage direct, qui signe le début de son émancipation supranationale vis-à-vis des peuples d’Europe, au profit du futur « citoyen européen » inventé par le traité de Maastricht, individu abstrait, nomade et interchangeable, sans devoirs ni citoyenneté politique véritable. Ce n’est plus le Parlement de Robert Schuman mais celui voulu par Jean Monnet. Cette même année est celle de l’arrêt Cassis de Dijon dans lequel la Cour de Luxembourg pose la reconnaissance mutuelle des législations, qui pave la voie à la logique Bolkestein.

Du gouvernement des hommes à l’administration des flux
À partir des années 1980, la mondialisation des échanges, de la finance et de l’information a besoin d’États, mais d’États faibles. Avec le tournant de la rigueur en 1983 s’engage le début de la marche à la monnaie unique et de la désindustrialisation massive, que parachève le traité de Maastricht de 1992. Entre-temps, Jacques Delors lance la réalisation du marché intérieur, l’Acte unique en 1987 pose la concurrence dite « libre et non faussée » (en réalité brutale et déloyale) surveillée par la Commission, l’exercice de ces compétences à la majorité qualifiée et sous le contrôle de la Cour de Justice, la libéralisation des capitaux à l’égard de tous les pays extérieurs y compris les paradis fiscaux. La préférence communautaire est abandonnée. Les États européens rompent avec leur responsabilité macro-économique (euro, pacte de stabilité), abandonnent le contrôle aux frontières intérieures (Schengen), la maîtrise de la politique d’immigration, les droits de douane et les législations protectrices. De sorte qu’il n’y a plus guère de différence entre « l’intérieur » et « l’extérieur » des États. Pour le citoyen, l’« européanité » n’est même guère différente d’une « mondialité ».
Malgré tout, le principe de souveraineté gouverne encore en partie les relations internationales et la souveraineté nationale et populaire est toujours la seule à assurer la légitimité du pouvoir de et dans l’État. Tel est l’esprit des institutions de la République, ainsi résumé par le général de Gaulle : « La démocratie se confond exactement, pour moi, avec la souveraineté nationale. La démocratie c’est le gouvernement du peuple par le peuple et la souveraineté nationale, c’est le peuple exerçant sa souveraineté sans entrave. » Aujourd’hui renié dans l’Ouest européen où la subversion contre la culture et les formes héritées s’est institutionnalisée, ce principe demeure au contraire précieux en Europe centrale et orientale post-communiste (groupe de Visegrad notamment), qui tend à concevoir la liberté non pas en opposition mais grâce à la souveraineté et la culture, synonymes de liberté et d’élévation individuelle et collective. On y pense l’Europe d’abord comme une civilisation fragile qui doit continuer. Ici se situe, comme l’a expliqué Kundera, l’un des grands clivages européens du siècle présent, déterminant pour l’identité et l’avenir de l’Union elle-même. D’autant que partout dans le monde, les grandes puissances reterritorialisent l’État, sécurisent leurs frontières et leurs ressources et affirment leur souveraineté culturelle. L’ancien ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, le résume d’un mot : « À vrai dire, à part en Europe, tout le monde est souverainiste… » (3).

Christophe Beaudouin

(1) Fayard, 2019, 416 pages, 23 €.
(2) Ismaïl Kadaré, Trois chants funèbres pour le Kosovo, Fayard, 1998.
(3) La souveraineté a-t-elle encore un sens au XXIe siècle ?, Colloque à l’École normale supérieure, Paris, 9 décembre 2017.

Christophe Beaudouin est docteur en droit, conseiller au Parlement européen et auteur de La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne (LGDJ, 2014) et (avec Armel Pécheul) de Droit de la gouvernance de l’Union européenne (IS, 2018).

© LA NEF n°314 Mai 2019