La réforme liturgique de 1969 a créé une situation inédite où l’ancien « rite » s’est d’abord maintenu par la résistance d’une minorité de chrétiens pour être finalement reconnu par Rome comme n’ayant jamais été aboli, Benoît XVI expliquant qu’il n’y avait qu’un unique rite romain décliné en deux formes et invitant à un enrichissement mutuel entre elles. Où en est-on aujourd’hui ?
Le nouvel Ordo de la Messe, fruit de la réforme liturgique voulue par le concile Vatican II (1962-1965), a été promulgué le 3 avril 1969 par le pape Paul VI. Dans toute l’histoire de l’Église, c’est assurément une première, jamais le rite de la messe n’avait connu des changements aussi importants et aussi rapides. En réalité, la physionomie de la messe a commencé à évoluer dès 1964, début du chantier de la réforme (suppression progressive du latin, retournement des autels…), pour aboutir cinq ans plus tard à ce que l’on a appelé la « messe de Paul VI » (1).
Si, dans la pratique, la réforme liturgique a été d’une grande brutalité, le mouvement qui l’a portée remontait loin dans le passé. En effet, le Mouvement liturgique qui s’est développé d’abord sous l’égide de Dom Guéranger (1805-1875) au XIXe siècle, puis derrière Dom Lambert Beauduin (1873-1960) au XXe siècle, a fourni une somme immense de connaissances et de réflexions sur la liturgie latine dans laquelle l’Église a largement puisé pour mener à terme la réforme des années 1960. L’un des aspects centraux était de donner vigueur à la « participation » des fidèles au culte liturgique. Surtout, au début du concile Vatican II, la totalité des évêques présents était favorable au principe d’une réforme de la messe, y compris dans la frange la plus traditionnelle. Et le texte sur la liturgie qui donnait les grandes lignes de cette réforme, Sacrosanctum concilium (1963), a été le texte voté à la plus forte majorité (seulement 4 votes contre et 2147 votes pour). Et Mgr Lefebvre lui-même n’était pas le moins favorable au changement, puisque lorsque le missel dit de 1965 a été promulgué, il l’a salué comme un progrès (2). Cela montre bien qu’il y avait à l’époque un consensus liturgique pour juger une réforme nécessaire.
Celle-ci est-elle allée au-delà des vœux des pères conciliaires ? Certains l’ont pensé, comme le cardinal Stickler, qui rappelait que Sacrosanctum concilium, tout en ouvrant la possibilité d’introduire les langues vernaculaires dans certaines parties de la messe, maintenait le latin comme langue liturgique ainsi que le chant grégorien (3) – et ne préconisait nullement le retournement des autels –, d’autres affirmant que le missel de 1965 répondait déjà largement aux principaux points de la Constitution de Vatican II. Toujours est-il que, concrètement, l’imposition de la « nouvelle messe », comme la nommeront ses détracteurs, fut, pour les fidèles, un bouleversement sans précédent. Si liturgistes et théologiens se sont accrochés sur nombre d’aspects peu visibles des fidèles, ceux-ci avaient devant eux une liturgie radicalement changée, voyant désormais le prêtre célébrer « face au peuple » et les langues vernaculaires ayant, de fait, totalement éliminé le latin et le chant grégorien, deux innovations certes voulues par Paul VI, mais nullement intrinsèques au nouveau missel lui-même, dont la langue de référence demeure le latin.
Mais, surtout, la période de la réforme liturgique – fin des années 60, début des années 70 – a coïncidé avec le vent de folie qui a soufflé sur l’ensemble de la société et qui a également largement touché l’Église latine. L’idéologie de la table rase, la haine du passé et des traditions, a alors largement contribué à appliquer la réforme liturgique dans un esprit de rupture plus ou moins radical, sans que l’autorité compétente y mette le holà ! La liturgie est devenue le champ de toutes les innovations et du changement perpétuel, plus rien n’étant stable. Les jeunes générations, qui n’ont pas connu cette époque, n’imaginent pas l’effroyable situation qui prévalait alors en bien des lieux de culte.
Le cardinal Ratzinger et la réforme liturgique
Le cardinal Ratzinger, puis le même devenu Benoît XVI, a beaucoup écrit sur la réforme liturgique et ses excès (4), mais sans que ses analyses, souvent citées de façon tronquée, se soient imposées comme elles le méritaient, bien qu’elles nous semblent pertinentes et porteuses de la paix à laquelle tous devraient aspirer. Du côté « progressiste », la réforme liturgique est toujours en cours, jamais achevée, et le pape émérite ne peut être sur ces questions qu’un « réactionnaire » ; du côté « traditionaliste », on ne retient que sa critique d’une liturgie « fabriquée » et sa position favorable au maintien de la « messe de saint Pie V », en omettant soigneusement ses développements qui légitiment la réforme et montrent la continuité entre l’ancienne et la nouvelle forme du rite romain, sans parler de son rejet de l’exclusivisme en faveur de la seule forme extraordinaire ; quant au « centre », majoritaire, si la question liturgique semble le dépasser quelque peu, il demeure largement légaliste, obéissant bon an mal an aux directives romaines ou épiscopales.
Il est vrai que le cardinal Ratzinger a défendu très tôt le maintien de la forme extraordinaire, voyant une injustice et une impiété à ce qu’« une communauté déclare soudain strictement interdit ce qui était jusqu’alors pour elle tout ce qu’il y a de plus sacré et de plus haut » (5). Mais il a également manifesté clairement son opposition à l’exclusivisme liturgique revendiqué par certains instituts traditionalistes : « pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus, par principe, exclure la célébration selon les nouveaux livres. L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté » (6). Au reste, cette question a été tranchée par Rome dans les Responsa de la Congrégation pour le Culte divin du 3 juillet 1999 : cet exclusivisme n’est juridiquement pas reconnu par l’Église, un supérieur de congrégation ne pouvant interdire à l’un de ses prêtres de célébrer selon la forme ordinaire du rite romain (7).
Quant à ses critiques de la réforme, elles portent principalement sur le concept d’une liturgie fabriquée entraînant une « créativité » au nom de laquelle prêtres et équipes de laïcs confectionnent eux-mêmes leur propre liturgie : « La liturgie ne naît pas d’ordonnances. […] Il faut constater que le nouveau missel, quels que soient tous ses avantages, a été publié comme un ouvrage réélaboré par des professeurs et non comme une étape au cours d’une croissance continue » (8). Et ailleurs : « À la place d’une liturgie fruit d’un développement continu, on a mis une liturgie fabriquée » (9). Il a également plaidé pour le retour du latin et du grégorien dans certaines parties de la liturgie réformée et prôné l’orientation de l’autel vers l’Orient. Dans le même esprit, le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, a lui aussi suggéré de revenir à une messe orientée « face à Dieu » et de permettre l’utilisation de l’ancien offertoire dans la forme ordinaire. Ajoutons, afin de mieux saisir que la liturgie nous est donnée par l’Église et que nous ne la faisons pas, qu’il serait opportun de limiter et mieux encadrer les « choix » permis dans le nouvel Ordo qui sont une invitation aux innovations étrangères à l’esprit de la liturgie.
Bref, le cardinal Ratzinger est conscient que, « dans sa réalisation concrète, […] le résultat [de la réforme liturgique] n’a pas été une réanimation mais une dévastation » (10). Ce qui l’a conduit à écrire : « Je suis convaincu que la crise de l’Église que nous vivons aujourd’hui repose largement sur la désintégration de la liturgie » (11).
Tous ses reproches, néanmoins, ne portent quasiment jamais sur le missel de Paul VI lui-même, mais sur la façon pratique de l’appliquer. Il n’y a pour lui aucun doute, une réforme était nécessaire et celle de Paul VI a apporté de réelles améliorations : « je suis très reconnaissant au nouveau missel pour son contenu (mis à part quelques critiques), pour avoir enrichi le trésor des oraisons, des préfaces, pour les nouveaux canons, pour avoir accru le nombre de formulaires de messes les jours de semaine, etc., sans parler de la possibilité d’utiliser les langues maternelles » (12).
Enfin, point essentiel, le futur pape n’oppose pas les deux formes liturgiques, il affirme au contraire qu’il n’y a pas de « rupture » et qu’elles peuvent être très proches : « L’espace libre que le nouvel Ordo Missae donne à la créativité est souvent élargi excessivement ; la différence entre la liturgie selon les livres nouveaux, comme elle est pratiquée en fait, célébrée en des endroits divers, est souvent plus grande que celle entre une liturgie ancienne et une liturgie nouvelle, célébrées toutes les deux selon les livres liturgiques prescrits. Un chrétien moyen sans formation liturgique spéciale a du mal à distinguer une messe chantée en latin selon l’ancien missel d’une messe chantée en latin selon le nouveau missel ; par contre, la différence entre une liturgie célébrée fidèlement selon le missel de Paul VI et les formes et les célébrations concrètes en langue vulgaire avec toutes les libertés et créativités possibles – cette différence peut être énorme ! » (13).
Une situation nettement améliorée
Aujourd’hui, cinquante ans après la promulgation du nouvel Ordo Missae, force est de constater que la situation liturgique s’est incontestablement améliorée, sans doute en raison de la disparition progressive de la génération avant-gardiste toujours en pointe pour des innovations qui ne passent plus. Les jeunes prêtres, plus « classiques », n’ont pas connu les querelles de leurs aînés, ils aspirent à une liturgie plus verticale et montrent d’ailleurs souvent un intérêt pour la forme extraordinaire du rite romain. L’histoire rendra un jour hommage à Benoît XVI qui a beaucoup fait pour pacifier les cœurs et restituer à la messe de saint Pie V le rang qui lui est dû. En affirmant, dans le motu proprio Summorum Pontificum de juillet 2007, que les deux missels dits de saint Pie V et de Paul VI étaient deux formes du même rite romain, le pape émérite a résolu une question complexe en permettant à chacun de s’y retrouver tout en soutenant le principe d’une continuité fondamentale entre les deux formes liturgiques.
Le livre de l’abbé Barthe
Or, à lire La messe de Vatican II, de l’abbé Claude Barthe (14), on a l’impression que rien n’a changé depuis les années 1970 ! Ce livre s’inscrit dans la lignée des ouvrages polémiques de cette époque, mais ce qui pouvait se comprendre alors s’explique beaucoup moins aujourd’hui. Certes, le « dossier historique » de cet essai est riche, documenté et apporte des précisions utiles à la compréhension de l’élaboration de la réforme liturgique et de sa réception. Mais il est entièrement à sens unique, totalement à charge contre le nouveau missel dont strictement rien ne trouve grâce aux yeux de l’auteur quand, dans le même temps, l’ancien missel n’est l’objet d’aucune critique, l’auteur oubliant que tous les pères conciliaires estimaient qu’il devait être réformé, ce qui suppose bien qu’il y avait des choses à améliorer. L’abbé Barthe en est encore à juger, à l’instar des prêtres de la Fraternité Saint-Pie X, que le « nouveau rite » contient des « déficiences du point de vue doctrinal » (p. 159) : « C’est une liturgie faible qui traduit un message doctrinal semblable. Elle est la face visible d’une mondanisation issue de l’événement Vatican II dans sa globalité » (p. 287). On est loin du respect réciproque qui devrait exister entre partisans des deux formes et de l’esprit de « l’enrichissement mutuel » que Benoît XVI appelait de ses vœux.
Au reste, l’abbé Barthe s’oppose directement à « l’herméneutique de la réforme dans la continuité » développée par le pape émérite aussi bien pour le concile Vatican II que pour la réforme liturgique. Sur ces deux points fondamentaux, l’abbé Barthe, sans l’écrire explicitement, défend une herméneutique de rupture. Il est symptomatique que les ouvrages du cardinal Ratzinger, puis les enseignements de Benoît XVI sur la liturgie, occupent très peu de place dans son livre. Il manifeste même un certain mépris pour le cardinal Ratzinger qualifié de « centriste fondamentalement conciliaire » (p. 263-264), représentant de « l’infructueuse recherche d’une troisième voie ».
La question qui se pose est de savoir si la défense du maintien de l’ancien missel – qui nous semble une bonne chose pour l’Église et les fidèles – exige nécessairement la critique du nouvel Ordo vu comme déficient, seule raison réelle qui justifierait de refuser de le célébrer en toutes circonstances, de peur d’y perdre la foi ? – c’est la dialectique de la Fraternité Saint-Pie X et l’abbé Barthe ne s’en démarque nullement. Autrement dit, la forme extraordinaire ne peut-elle exister qu’en s’opposant à la forme ordinaire, les déficiences de la seconde rendant nécessaire le maintien de la première ? Cette position, contraire au sensu Ecclesiae (comme si l’Église pouvait donner à ses enfants un fruit empoisonné avec un Missel intrinsèquement déficient !), est une insulte envers l’immense majorité des prêtres et fidèles qui utilisent la forme ordinaire et s’y sanctifient. Que l’on puisse critiquer tel ou tel aspect de la « nouvelle messe » est chose légitime – comme on peut le faire aussi pour celle de saint Pie V –, la juger déficiente doctrinalement l’est beaucoup moins, « la liturgie (étant) un élément constituant de la sainte et vivante Tradition » (15).
Mieux accueillir
Si l’abbé Barthe ne défendait qu’un point de vue isolé, on aurait de la peine pour lui, mais ce serait sans gravité. Mais n’est-ce qu’un point de vue isolé ? Nous l’espérons ! En effet, les communautés unies à Rome qui célèbrent selon la forme extraordinaire du rite romain sont une incontestable richesse pour l’Église : d’abord, le maintien de cette forme liturgique a contribué à redonner de la verticalité à la liturgie en général et elle demeure un ancrage nécessaire dans une tradition vénérable qui est un véritable trésor, alors que l’esprit liturgique s’est assez largement volatilisé après des années d’errements ; si une « réforme de la réforme » devait se produire un jour, l’ancien missel serait assurément le point de référence incontournable. Ensuite, ces communautés apportent la vie et le dynamisme de la jeunesse à une Église de France vieillissante : on y compte beaucoup de familles nombreuses d’où naissent plus de vocations qu’ailleurs (15 % des séminaristes français proviennent de ces milieux).
Il serait donc temps que les évêques accueillent ce monde à bras ouverts comme une chance pour l’Église en leur confiant des responsabilités dans les diocèses, des paroisses… au lieu de les marginaliser comme cela se fait encore, ce dont certains traditionalistes ne sont d’ailleurs pas mécontents. En effet, cette marginalisation leur permet de demeurer tranquillement dans une sorte de « réserve dorée » et de cultiver un entre-soi confortable (église, scoutisme, école, mouvements de jeunes et de couples…), puisque les chapelles traditionnelles bénéficient d’un nombre de prêtres par fidèles bien supérieur à celui de la moyenne des paroisses ordinaires, les prêtres des instituts séculiers traditionalistes n’étant affectés qu’à ces chapelles, puisqu’ils refusent tout ministère qui ne soit pas accompagné exclusivement de la forme extraordinaire, ce qui limite singulièrement les possibilités d’apostolat, sauf à imposer de force cette liturgie à une paroisse qui n’y est pas préparée, ce qui serait peu charitable et voué à l’échec. Compte tenu de la désertification grandissante des paroisses, ces instituts devront un jour ou l’autre accepter de se remettre en question pour le service de l’Église, sans, bien sûr, ni renier ni abandonner leur attachement premier et légitime à la forme extraordinaire.
Une mesure symbolique pourrait contribuer à décloisonner la situation : instaurer dans tous les séminaires un apprentissage sérieux à la forme extraordinaire, et dans tous les séminaires traditionalistes, la même chose pour la forme ordinaire. Ainsi, les prêtres connaîtraient systématiquement l’autre forme liturgique du même rite romain, apprendraient à l’aimer et ne refuseraient pas de la célébrer quand le bien de l’Église et des fidèles l’exigerait.
Christophe Geffroy
(1) Pour plus de précisions sur l’histoire de la réforme liturgique, nous renvoyons à notre livre Benoît XVI et la paix liturgique, Cerf, 2008 (chapitres 4 et 5).
(2) Itinéraires n°95 de juillet-août 1965.
(3) Cardinal Alfons Stickler, préface à Enquête sur la messe traditionnelle, de Christophe Geffroy et Philippe Maxence, La Nef, 1998.
(4) Là aussi, nous renvoyons à notre Benoît XVI et la paix liturgique (op. cit.), le chapitre 2 étant entièrement consacré aux positions liturgiques du cardinal Ratzinger-Benoît XVI.
(5) Le Sel de la terre, entretiens avec Peter Seewald, Flammarion/Cerf, 1997, p. 172.
(6) Benoît XVI, Lettre aux évêques du 7 juillet 2007 accompagnant Summorum Pontificum.
(7) Cf. le dossier de La Nef n°101 de janvier 2000.
(8) La célébration de la foi, Téqui, 1985, p. 79 et 84.
(9) Préface à La réforme liturgique en question, de Mgr Klaus Gamber, Éditions Sainte-Madeleine, 1992, p. 8.
(10) Préface à Mgr Klaus Gamber, op. cit.
(11) Ma Vie. Souvenirs 1927-1977, Fayard, 1998, p. 135.
(12) La célébration de la foi, Téqui, 1985, p. 84.
(13) Conférence prononcée à Rome le 24 octobre 1998 dans le cadre d’un pèlerinage pour le dixième anniversaire du Motu proprio Ecclesia Dei, in La Nef n°89 de décembre 1998, p. 20.
(14) Via Romana, 2018, 308 pages, 24 €.
(15) Catéchisme de l’Église catholique, n. 1124.
© LA NEF n°315 Juin 2019