L'abbé Claude Barthe © La Nef

Retour cinquante ans en arrière ?

L’abbé Claude Barthe a publié un essai sur « la messe de Vatican II » qui présente une attaque vigoureuse contre la réforme liturgique menée par Paul VI, bien loin de l’esprit de réconciliation et de paix que Benoît XVI avait essayé d’instaurer. Analyse.

Cinquante ans après la promulgation du Novus Ordo Missae, l’abbé Claude Barthe propose un « dossier historique » sur La messe de Vatican II (1). Il s’agit pour l’auteur de démontrer que, dans le prolongement des Lumières, l’Église a voulu s’adapter à la modernité, que la liturgie est l’expression de cet alignement, et que la désaffection des fidèles en est l’effet.
Il est pertinent de rappeler que le concile Vatican II a souhaité s’adresser aux « hommes de ce temps », mais faut-il lui en tenir grief ? N’est-ce pas la mission même de l’Église que d’être présente à ce moment-ci de l’histoire ? C. Barthe reproche à la réforme conciliaire son propos d’« actualiser l’Évangile » (p. 290), mais le mandat confié par le Christ à l’Église n’est-il pas précisément d’actualiser aujourd’hui ce qui a été accompli une fois pour toutes ? Quant à la modernité elle-même, si elle recèle des éléments ambigus, ne peut-on y discerner quelques valeurs positives, comme l’accent mis sur la conscience ? On concédera à l’auteur que la tendance des clercs au conformisme peut leur faire appréhender le progrès avec une certaine naïveté. L’Église, dans les années 60, pouvait-elle cependant éviter la confrontation avec le monde moderne ? Dans son fameux discours à la Curie romaine, du 22 décembre 2005, Benoît XVI estime qu’on ne pouvait faire l’économie d’un débat critique en même temps que constructif. Quant à attribuer univoquement la chute de la pratique religieuse au concile, s’il est vrai que ce dernier n’est pas parvenu à l’enrayer – avec même un « tournant » en 1965, selon Guillaume Cuchet (2) –, le processus de déchristianisation était déjà bien engagé auparavant.
C. Barthe relève bien les idées déconstructrices du rite romain diffusées par certaines figures de proue du Mouvement liturgique : le fameux « retour aux sources » qui veut « enjamber le Moyen Âge pour retrouver l’état supposé de la messe dans l’Antiquité », comme le dit intelligemment C. Barthe ; l’impératif d’intelligibilité, jusqu’à la réduction du liturgique au didactique ; la célébration face au peuple qui enferme la communauté sur elle-même ; la manipulation du culte au nom de la créativité ; la désacralisation requise par un certain nombre de théologiens pour le motif que le sacré serait une valeur païenne et archaïque. Mais, là encore, le pamphlet est réducteur, qui ne voit pas les intuitions fécondes du Mouvement liturgique, à commencer par celle, exprimée par saint Pie X, de ne point dire des prières pendant la messe mais de faire de la messe sa prière. De là, l’effort d’intériorité pour entrer dans le mystère à travers le symbolique. Des Guardini, Casel, Gamber, Bouyer, Ratzinger ne sont peut-être pas à écarter d’un revers de main !

Le pourquoi de la réforme ignoré
Le livre de l’abbé Barthe ne répond pas du tout à la question : pourquoi la liturgie a-t-elle été réformée ? L’auteur, pourtant, observe le fait que même chez ceux qu’il appelle les « catholiques intégraux », ou encore les « réactionnaires », comme Mgr Benigni sous Pie X, « s’installait une sorte de postulat réformiste » (p. 17). Il n’est pas inutile ici de rappeler qu’en 1965, Mgr Lefebvre saluait certains changements souhaités par le concile : « Quelque chose était à réformer et à retrouver. […] Il est clair que la première partie de la Messe, faite pour enseigner les fidèles et leur faire exprimer leur foi, avait besoin d’atteindre ces fins d’une manière plus nette et, dans une certaine mesure, plus intelligible. À mon humble avis, deux réformes dans ce sens semblaient utiles : premièrement les rites de cette première partie et quelques traductions en langue vernaculaire ; faire en sorte que le prêtre s’approche des fidèles, communique avec eux, prie et chante avec eux, se tienne donc à l’ambon, dise en leur langue la prière de l’oraison, les lectures de l’épître et de l’Évangile ; que le prêtre chante dans les divines mélodies traditionnelles le Kyrie, le Gloria et le Credo avec les fidèles. Autant d’heureuses réformes qui font retrouver à cette partie de la Messe son véritable but. […] Pour les sacrements et les sacramentaux, l’usage de la langue des fidèles semble encore plus nécessaire, puisqu’il les concerne plus directement et plus personnellement » (3).
Avant le concile, nombre de célébrations étaient comme aplaties par la routine, la rapidité, l’absence de communication entre le célébrant et les fidèles, ou, en des occasions solennelles, occultées par la seule mise en vedette d’un ténor, d’une soprano ou d’un organiste de choix. Il faut dire que la forme extraordinaire requiert, pour être déployée, un grand luxe de moyens : chorale, service d’autel, matériel liturgique. Le fait que ces célébrations aujourd’hui soient géographiquement éloignées, et donc, au fond, assez rares, mobilisant des fidèles convaincus, permet sans doute de concentrer les efforts et de réunir là où elles ont lieu de telles conditions. Pourrait-on assumer aujourd’hui un Triduum pascal complexe dans une paroisse lambda ?

Anomalie liturgique
Il y avait surtout cette grande anomalie liturgique d’avoir érigé la messe basse comme le point de référence de la célébration – où le prêtre dit tout, jusqu’à s’asseoir quand il a achevé de son côté le Kyrie, le Gloria et le Credo – alors que ce devrait être la messe pontificale, où les différentes parties sont distribuées entre les diverses instances. Le missel tridentin était à l’origine un missel plénier prévu pour les messes basses au cours desquelles le célébrant pouvait tenir tous les rôles, sauf celui de chantre. À l’époque de saint Pie V, le chant grégorien – Kyriale et Propre –, tel qu’il a été restauré au XIXe siècle avait été oublié. Lorsqu’on a remis les chants dans la liturgie, on les a insérés dans un missel prévu pour les messes basses. De là ces « messes basses chantées » qui aboutissent à une superposition de deux messes au détriment de l’unité d’action liturgique. Quant à la messe pontificale, elle a été encombrée, à partir du XVIe siècle et plus encore aux XVIIe et XVIIIe siècles, par des habitudes et des coutumes venues non de la liturgie mais des cours royales ou princières. En effet, de nombreux évêques étaient issus de la noblesse et voulaient que les marques de déférence dues à leur rang soient respectées aussi dans la liturgie, ce qui pouvait se concevoir à une époque où l’étiquette jouait un grand rôle dans les sociétés. Ainsi trouve-t-on dans la liturgie épiscopale plusieurs rites que ne sont pas liturgiques à proprement parler (on pense ici aux baisemains) mais sont plutôt des vestiges de coutumes mondaines. La polyphonie, surtout à la Renaissance mais dès la fin du XIIIe siècle, a impacté aussi la façon de concevoir la messe. Des Kyriale très longs conduisaient le prêtre à expédier les siens à voix basse, puis à aller s’asseoir comme pour ouïr un concert. C’est aussi pour éviter cela que le concile requiert que dans la liturgie, chacun fasse bien tout ce qu’il a à faire, mais seulement ce qu’il a à faire.

Le rubricisme
Si, à juste titre, C. Barthe relève l’importance de la ritualité, il ne mentionne pas le péril inverse de la créativité arbitraire, celui du rubricisme. La ritualité est le moyen pour le ministre de signifier qu’il est dépassé par l’action qu’il célèbre, de s’effacer pour signaler que le protagoniste de la célébration, le « sujet de la liturgie » comme disait J. Ratzinger, c’est le Christ. Le rubricisme, c’est le primat de la lettre sur l’esprit. Une certaine connaissance du milieu ecclésiastique permet d’affirmer qu’un code objectif extrinsèque rigide peut parfois servir de paravent ou d’exutoire à des désordres psychologiques, voire moraux ! Il n’est pas sain que des clercs s’exhibent avec des colifichets et autres pompons, mondanisent un habit qui signifie la mort au monde. Il est remarquable que Mgr Lefebvre lui-même préconisait une « noble simplicité » dans la liturgie, au grand dam de certains cérémoniaires d’Écône au nombre desquels C. Barthe pourra se reconnaître !
Rien ne trouve grâce aux yeux de l’abbé Barthe, pas même le lectionnaire bien plus riche. Il se satisfait sans doute de ces formulaires du commun d’un pontife ou du commun d’un confesseur que l’on doit reprendre trois ou quatre fois par semaine au gré du calendrier des saints, avec des péricopes mal taillées comme celle de la parabole des talents. Pour C. Barthe, « l’usage de la Sainte Écriture dans les offices sacrés n’est pas une lecture de la Bible pour elle-même, mais un culte rendu à Dieu dans les formes liturgiques, avec cet aspect de répétition qui les caractérise » (p. 126). La conséquence liturgique en est qu’on proclame ces lectures en latin, face à l’est pour l’épître et en direction du nord pour l’Évangile. Tout cela ne tient aucunement compte non seulement du développement de l’importance accordée à la Parole de Dieu mais aussi de l’institution du Christ. On peut voir en effet dans la rencontre du Seigneur ressuscité avec les disciples d’Emmaüs l’archétype de toute célébration eucharistique : la compréhension des Écritures qui précède la fraction de pain.
Dans un chapitre empreint de nostalgie du combat des années 70-80 contre la « nouvelle messe », C. Barthe se remémore la reviviscence du Ralliement de Léon XIII que constitua pour les catholiques intégraux ce qu’ils considérèrent être comme le ralliement à la modernité opéré par Vatican II, dont la réforme liturgique n’était que l’épiphénomène. Il relève la filiation maurrassienne de certains opposants au Novus Ordo, sans se demander si cette confusion politico-religieuse de la part des adeptes de l’ancien rite n’a pas nui au maintien ou retardé le retour de cette dernière forme liturgique. Il mentionne avec piété parmi les adversaires farouches de la réforme liturgique les pères Guérard des Lauriers et Noël Barbara sans voir que leur ecclésiologie plus que douteuse les a conduits au sédévacantisme. Il est très important pour l’abbé Barthe que « le point de départ » de la célébration traditionnelle ait été « la non-acceptation de Vatican II » (p. 258). Son livre vient cinquante ans après la « messe de Vatican II ». En fait, il nous ramène cinquante ans en arrière pour que les « néo-tradis » renouent avec une problématique dont Benoît XVI avait précisément voulu déconnecter la forme extraordinaire : celle du refus de la forme ordinaire et de Vatican II.

Un dossier à charge exclusivement
Du reste, C. Barthe estime que la « troisième voie », préconisée par J. Ratzinger-Benoît XVI, est une impasse. Dans sa vision politique de l’Église, Barthe qualifie de « centriste » la position de Ratzinger qu’il caractérise de « fondamentalement conciliaire, mais attentif à la voix traditionaliste ». Ce « centrisme liturgique » (p. 264) correspondrait à une entreprise de « restauration », c’est-à-dire « dans un cadre conciliaire et non dans une visée involutive » (p. 270). Il s’agit concrètement de promouvoir « une célébration la plus digne possible et sans “abus” » (p. 277), qui cependant ne mette pas en cause les acquis de la réforme. Adepte de l’« herméneutique de la rupture », tant doctrinale que liturgique, C. Barthe est très condescendant à l’égard de cet effort de conciliation.
Son livre se présente en effet comme un « dossier historique très complet [permettant] de dépasser les débat souvent trop passionnés » (4e de couverture). Dossier, certes, mais à charge exclusivement. Documenté, il est vrai, l’ouvrage n’en est pas moins résolument militant.

Abbé Christian Gouyaud

(1) Claude Barthe, La messe de Vatican II, Via Romana, 2018, 308 pages, 24 €.
(2) Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Seuil, 2018.
(3) Itinéraires n°95, juillet-août 1965, p. 78-79.

© LA NEF n°315 Juin 2019