Un choix de civilisation

ÉDITORIAL

Vincent Lambert a échappé de peu à la mort programmée par son médecin traitant, malgré la demande du Comité international des droits des personnes handicapées de l’ONU d’attendre qu’il se prononce sur le fond. Il a fallu, in extremis, le jugement de la Cour d’appel pour suspendre la procédure d’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation accompagnées d’une sédation profonde pour limiter les souffrances et accélérer la fin.

Le cas de cet homme de 42 ans, victime d’un accident de la route il y a onze ans, tétraplégique et en état pauci-relationnel, n’a rien d’unique. Il y a en France environ 1500 personnes dans une telle situation qui sont prises en charge dans des centres spécialisés. Si Vincent Lambert alimente ainsi la chronique depuis des années, c’est en raison de l’acharnement de certains membres du corps médical soutenus par une partie de sa famille à vouloir mettre fin à ses jours quand les autres handicapés similaires sont traités sans que l’on cherche à les faire mourir et donc sans polémique répercutée et amplifiée par les médias. Pourquoi, depuis le temps, Vincent Lambert n’a-t-il pas été transféré dans une unité de soins spécialisée adaptée à son état ?

Certes, comment ne pas entendre la détresse des proches en voyant ainsi une vie encore jeune brisée et réduite à un lit d’hôpital sans guère de communication avec le monde extérieur ? Sans doute beaucoup penseront qu’ils préféreraient mourir plutôt que de vivre ainsi, réaction compréhensible qui souligne la complexité de ce type d’affaire. Il faut néanmoins se garder de juger pour autrui, car on le fait alors sans être directement concerné et donc sans être en situation – et j’ajouterai sans avoir les grâces – pour vivre l’épreuve et la surmonter.

L’ambiguïté tient à ce que l’on confond ici deux choses : l’acharnement thérapeutique et les soins normaux dus aux malades ou aux personnes handicapées. Et cette confusion a été entretenue par le président Macron lui-même lorsque, dans son intervention du 20 mai, il a parlé « d’obstination déraisonnable » à propos de Vincent Lambert, laissant sous-entendre qu’il s’agit là « d’acharnement thérapeutique » et qu’en conséquence on pouvait y mettre fin en toute légitimité. Or, précisément, il n’y a objectivement dans le cas de Vincent Lambert ni « obstination déraisonnable » ni « acharnement thérapeutique », puisqu’il n’est pas en fin de vie ni menacé de mort par une maladie, ni même dans un état de souffrance intolérable, il est simplement dans une situation de handicap telle qu’il a besoin d’être nourri et hydraté, il ne s’agit pas là d’un « traitement » médical mais seulement des soins de base corporels et nutritionnels que l’on doit à toute personne lourdement handicapée.

Une barrière infranchissable !

Il faut avoir l’honnêteté d’appeler les choses par leur nom : la mort de Vincent Lambert serait ni plus ni moins qu’un acte d’euthanasie, euthanasie qu’il n’a même pas lui-même décidée mais que d’autres ont résolu pour lui. C’est tellement clair que, face à la barbarie consistant à laisser mourir un tel homme de faim et de soif, les médecins avaient prévu de lui injecter un sédatif puissant enlevant la douleur mais accélérant aussi furieusement la mort.

Comme l’a fort justement dit Mgr Michel Aupetit, archevêque de Paris, le 20 mai, « il y a aujourd’hui un choix de civilisation très clair : soit nous considérons les êtres humains comme des robots fonctionnels qui peuvent être éliminés ou envoyés à la casse lorsqu’ils ne servent plus à rien, soit nous considérons que le propre de l’humanité se fonde, non sur l’utilité d’une vie, mais sur la qualité des relations entre les personnes qui révèlent l’amour. […] Une fois de plus nous sommes confrontés à un choix décisif : la civilisation du déchet ou la civilisation de l’amour ». Ce qui se profile derrière cette affaire est la revendication masquée de l’euthanasie, liée à l’eugénisme qui se pratique déjà (avortement des trisomiques, exemple parmi tant d’autres). L’enjeu est de taille, car l’histoire nous a montré qu’à chaque fois qu’était franchie la barrière du « Tu ne tueras point », les hommes ont pratiqué les pires horreurs, le XXe siècle nous en a laissé un bien triste souvenir, avons-nous donc si peu de mémoire ?

Christophe Geffroy

© LA NEF n°315 Juin 2019