Mark Lilla © Benjamin de Diesbach

Mark Lilla ne fait pas le printemps

L’intellectuel américain de gauche Mark Lilla, grand connaisseur de notre pays pour l’avoir habité certaine époque, est traduit pour la troisième fois en français en cette rentrée. Sa précédente publication ici, La gauche identitaire (1), dans laquelle il auscultait les dérives de son propre camp dont l’universalisme s’est paradoxalement changé en auto-assignations de genre, de race et de toutes sortes d’identités rêvées et soi-disant choisies, avait fait quelque bruit de part et d’autre de l’Atlantique, surtout parce que c’était un homme de gauche qui révélait l’état désastreux de la pensée postmoderne, et ce qu’elle implique de destruction du libre arbitre au nom d’une fausse liberté.
Mais Lilla s’intéresse aussi en revers au bord opposé, ce qu’il nomme la « réaction » et c’est l’objet de ce nouveau livre (2). Fin connaisseur de l’école contre-révolutionnaire française, c’est bien sûr avec elle qu’il voit naître cette opposition au courant censément inexorable des temps modernes. De Maistre, Chateaubriand, Bonald et compagnie constituent le fond secret de cette « nostalgie politique » qu’il tente d’ausculter. Mais c’est proprement sur le XXe siècle qu’il exerce son jugement et son analyse, à travers les figures paradoxales de Franz Rosenzweig, Éric Voegelin et Leo Strauss, en passant par Carl Schmitt et Alasdair McIntyre. C’est-à-dire beaucoup d’Allemands devenus pour certains Américains : ce mouvement de balancier entre l’Europe et le Nouveau Monde où se réfugièrent ces intellectuels, souvent juifs, eût pu être un moyen pour Lilla de penser le fascisme et le nazisme comme des formules révolutionnaires contaminant le continent entier et à quoi « l’esprit de réaction » tentait vainement de s’opposer. Las. Il passe ce phénomène sous silence pour se concentrer sur ce qu’il croit être le soubassement de toutes ces pensées politiques et pour certaines théologico-politiques : la restauration d’un ordre ancien, évidemment rêvé ou fantasmé. Cette simple affirmation devient dans sa bouche condamnation implicite. Autant le moderne pagaierait vertueusement dans le courant, autant le « réactionnaire » serait un « naufragé de l’histoire », échoué sur le bas-côté faute d’avoir compris quoi que ce soit à l’histoire de l’homme.
Surtout Lilla se laisse aller à une facilité injustifiable : le réactionnaire serait le jumeau du révolutionnaire, celui-ci annonçant un monde meilleur à venir, quand celui-là annoncerait un âge d’or à nouveau habitable, les deux communiant dans un souhait. Dans la logique de Lilla, il n’y a pas de virage possible : la politique serait une ligne droite que l’on peut choisir d’emprunter doctement en marche avant ou absurdement en marche arrière. Mais choisir une autre route n’est pas une option. On se demande pourquoi.

Passivité devant l’histoire
Depuis la critique des premiers contre-révolutionnaires n’a cessé de s’affiner une pensée politique qui n’est pas une idéologie plaquée à l’encontre du réel, mais au contraire une tentative de repenser et de réadapter Aristote ou saint Thomas, qui, si elle en conserve les principes fondateurs, n’a nulle envie de « revenir à la bougie » ou de restaurer la féodalité. Au contraire, elle discrimine entre sagesse des Anciens – ce qui a permis de gouverner en établissant un Bien commun – et erreurs fatales qui permirent guerres de Religion, guerres révolutionnaires, dictatures, tyrannies, régimes totalitaires. Bien entendu, la théologie judéo-chrétienne s’y mêlant, s’infiltre une notion de progrès mais qui n’est jamais conçue comme une révolution.
Mark Lilla s’installe dans une position d’observateur a priori neutre. Perce néanmoins dans sa critique un mépris certain pour ces grands esprits qui tentèrent de conjurer les forces du « progrès » en annonçant ou en subissant eux-mêmes sa fantastique destructivité. C’est à cela peut-être qu’on reconnaît un esprit de gauche : une passivité devant l’histoire déguisée en profondeur.

Jacques de Guillebon

(1) Stock, 2018.
(2) Mark Lilla, L’esprit de réaction, (trad. Hubert Darbon), Desclée de Brouwer, 2019, 214 pages, 16,90 € (à paraître le 18 septembre).

© LA NEF n°317 Septembre 2017