Denis Moreau est professeur de philosophie, chroniqueur à La Vie : il vient de publier deux ouvrages stimulants. Entretien.
La Nef – Vous avez publié un essai stimulant : Y a-t-il une philosophie chrétienne ? Quelle réponse, finalement, donnez-vous à cette question ?
Denis Moreau – Je dirais sans hésitation qu’il existe des philosophes chrétiens, comme il existe des plombiers chrétiens, ou des footballeurs chrétiens. Je suis plus circonspect avec l’idée de philosophie chrétienne : existe-t-il une façon spécifiquement chrétienne de pratiquer le football ou la plomberie ? Cela ne va pas de soi. Avec une philosophie, la question n’est pas avant tout de savoir si elle est chrétienne ou non. La question, c’est de savoir si elle est vraie. Et d’un point de vue chrétien, c’est parce qu’elle est vraie qu’une philosophie est chrétienne, pas l’inverse : saint Augustin ou saint Thomas, heureusement, ne se sont pas souciés de savoir si Platon ou Aristote avaient été baptisés quand ils ont usé de leurs philosophies. Néanmoins, certaines philosophies sont peut-être spécifiquement chrétiennes : celles qui prétendent que seuls les dogmes du christianisme apportent des solutions intellectuellement satisfaisantes aux difficultés dont la raison ne se sort pas de façon autonome. Je pense par exemple à Pascal, et à l’usage qu’il fait du thème du péché originel comme seule explication recevable aux contradictions de la condition humaine. Mais dans tous les cas, au long de son histoire, le christianisme a constitué un formidable laboratoire intellectuel qui peut aujourd’hui encore donner à penser à la philosophie sur bien des points.
Dans un autre essai fort original, Nul n’est prophète en son pays, vous commentez des paroles d’Évangiles devenues des formules familières comme « Semer la zizanie » ou « Garder le meilleur pour la fin » : pourquoi un tel essai, quel a été votre dessein ?
Je suis depuis longtemps travaillé par l’exclamation de saint Paul : « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile ! » Cela fait 20 ans que je cherche des points de contact entre christianisme et modernité, ou si vous préférez des « prises » (au sens que le terme a en escalade) où m’accrocher pour parler de ma foi catholique à ceux qui ne la partagent pas. J’ai tenté de le faire, avec plus ou moins de succès, en écrivant sur le salut, le mariage, etc. Là, il m’a semblé que j’avais trouvé une de ces prises, peut-être meilleure que les précédentes : les gens citent fréquemment les Évangiles, mais le plus souvent sans le savoir. On peut le leur expliquer, et en profiter pour leur faire (re)découvrir les Évangiles sous un jour inattendu, et dans la bonne humeur, en évitant le prêchi-prêcha ou une approche trop immédiatement pieuse, qui rebute la plupart des lecteurs d’aujourd’hui.
Ces formules sont nombreuses (vous en avez retenu une centaine) et montrent l’imprégnation culturelle du christianisme : mais par-delà ces formules, que reste-t-il de cette imprégnation aujourd’hui où les jeunes ignorent tout de cette religion ?
En tant qu’enseignant dans le supérieur, je rejoins votre constat : nous sommes face aux premières générations entièrement et massivement déchristianisées. Une forte majorité de mes étudiants, y compris les plus doués, ne connaît absolument rien au christianisme. Mais une fois ce constat opéré, que fait-on ? On peut grogner, déplorer, regretter un passé plus ou moins idéalisé, enguirlander les étudiants parce qu’ils ne ressemblent pas à ce qu’on voudrait qu’ils soient. Les catholiques français, souvent ronchons, sont assez doués pour tout cela. Je ne suis pas sûr que ce soit très efficace, c’est même plutôt, comme on dit à présent, « contre-productif » : les gens, voyez-vous, n’aiment pas se faire enguirlander en permanence ! Je préfère partir du monde tel qu’il est : il y reste des formes, certes ténues et peu abouties, d’imprégnation chrétienne, comme ces formules issues des Évangiles que je repère et explique, en restituant aussi leur sens théologique. Ce sont comme de petites braises, j’essaie de souffler dessus, peut-être quelque chose se rallumera-t-il. Mais bien sûr, c’est très modeste : il ne faut pas se pousser du col, au mieux, on prépare le terrain pour la grâce du bon Dieu. Mes ouvrages sont, dans le meilleur des cas, ceux d’un « simple serviteur » (Lc 17, 10). À l’âge où j’arrive, on commence à penser un peu plus à la mort. Disons que sur ma tombe et en souvenir de ce que j’ai pu écrire comme défense et illustration du christianisme, j’aimerais bien que figure en guise d’épitaphe cette phrase de l’Évangile de Marc : « Il a fait ce qu’il a pu » (Mc 14, 8) !
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Denis Moreau :
- Y a-t-il une philosophie chrétienne ?, Points/Seuil, coll. Points Sagesse, 2019, 208 pages, 7,50 €.
- Nul n’est prophète en son pays. Ces paroles d’Évangiles aux origines de nos formules familieres, Seuil, 2019, 288 pages, 19,50 €
© LA NEF n°317 Septembre 2019