Mgr Matthieu Rougé est évêque de Nanterre depuis juin 2018. Il nous a reçus dans son évêché pour parler de sa mission, de la situation dans l’Église, de la société… Entretien avec un évêque sans langue
de bois.
La Nef – Vous êtes évêque de Nanterre depuis un an : qu’est-ce qui vous a le plus marqué depuis que vous occupez cette charge épiscopale ?
Mgr Matthieu Rougé – Depuis un an, j’ai été profondément touché par la bienveillance avec laquelle j’ai été accueilli par les fidèles, les diacres, les prêtres, les élus aussi. Je suis impressionné par la vitalité du diocèse de Nanterre mais aussi, bien sûr, par l’ampleur des défis missionnaires qui se présentent à nous : défis éthiques des nouveaux modes de vie et des nouvelles technologies, en particulier autour de La Défense ; défi surtout d’annoncer l’Évangile avec toujours plus de vigueur et d’audace à ceux qui ne partagent pas notre foi ou sont – apparemment – déconnectés de toute attente spirituelle ; défi également, bien sûr, des vocations sacerdotales et religieuses dans un diocèse où la moisson est si abondante (cf. Mt 9, 37). Que les jeunes que le Seigneur y appelle n’hésitent pas à dire : « oui ». L’évêque leur fera à tout moment bon accueil !
Relativisme ambiant, perte des repères moraux, forte présence de l’islam… la situation des chrétiens en nos pays devient plus difficile : quels sont pour vous les principaux défis qui touchent l’Église en France ?
Vous venez de les énumérer. Dans ce contexte, il me semble que tous – clercs et fidèles – sont appelés à progresser et dans la fidélité et dans l’ouverture, et dans la foi et dans la charité, et dans la capacité de témoignage et dans la disponibilité au dialogue. Cette coïncidence, qui peut sembler paradoxale, est la marque de l’esprit authentiquement chrétien. Elle n’est possible que grâce à un enracinement spirituel toujours plus fervent, indissociable d’une profonde communion entre catholiques, quoi qu’il en soit des légitimes diversités.
Face à ce que Jean-Paul II appelait la « culture de mort », il semble y avoir un rouleau compresseur inéluctable permettant pas à pas de franchir de nouvelles transgressions qui semblaient hier encore impensables (cf. « mariage pour tous », PMA, euthanasie avec l’affaire Lambert, etc.), et alors même que la liberté de parole (et même de conscience) est toujours plus limitée sur ces questions : cette évolution vous semble-t-elle vraiment inévitable et que peuvent faire les chrétiens sur ces sujets essentiels ?
La liberté de conscience en son fond est indestructible : c’est un des bienfaits de l’anthropologie chrétienne de le mettre en lumière. Encore faut-il que chacun préserve et approfondisse sa liberté intérieure par le travail intellectuel et l’engagement spirituel. En ces temps effectivement difficiles, voire destructeurs, la paresse et la légèreté sont plus que jamais incompatibles avec la persévérance chrétienne. Oui, la culture de mort semble avancer inexorablement. Cela ne doit pas nous démobiliser mais au contraire nous encourager à témoigner « à temps et à contretemps » en faveur de la bonne nouvelle de la dignité de toute personne humaine. Quoi qu’il en soit des transgressions législatives – qu’il ne faut pas renoncer à combattre –, la nature humaine a, si j’ose dire, les reins solides et la vérité finira par se manifester. Dans l’immédiat, notre témoignage doit être persévérant et courageux non seulement en paroles mais aussi en actes : c’est par le rayonnement de la vie familiale authentique, de la responsabilité paternelle juste et bienfaisante, de l’accueil et de l’accompagnement des personnes fragiles, du goût de la vérité et de la beauté que nous pouvons dès maintenant contribuer au triomphe de la culture de vie.
Les chrétiens se sont soudainement découverts minoritaires dans un pays jadis catholique ; de nombreux écrits sur cette question ont suscité de multiples débats, notamment venant d’auteurs américains : que pensez-vous de ces débats et, pour reprendre le titre d’un livre de Rod Dreher, « comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus » ?
Rod Dreher, me semble-t-il, a raison d’encourager les chrétiens à une formation humaine et spirituelle, une vie fraternelle et liturgique, plus denses. Ces moyens de persévérance dans la fidélité et dans la joie chrétiennes ne peuvent cependant prendre la forme d’un retrait du monde. Nous le savons, la mission des disciples est d’être pleinement dans le monde sans en être du tout (cf. Jn 17) : le paradoxe de l’authentique fraternité chrétienne est d’être à la fois très forte et ouverte à ceux qui n’en font pas encore partie. J’encourage donc vivement les chrétiens à cultiver des lieux qui les nourrissent (paroisses, mouvements, communautés, écoles, monastères, pèlerinages, lieux et moyens de formation…) sans pour autant se désintéresser, voire se couper de notre environnement culturel, où le bon grain continue de voisiner avec l’ivraie.
L’Église, dans son rôle prophétique de témoignage de l’Amour du Christ, est elle-même affaiblie et discréditée, parfois au plus haut niveau, par les affaires « d’abus sexuels » dont on semble ne pas sortir : comment analysez-vous cette question ?
Les révélations si traumatisantes d’abus sexuels parfois couverts, voire commis par l’autorité constituent une épreuve de vérité pour l’Église en notre temps. Le jeune évêque que je suis partage le scandale et le dégoût des fidèles, ou même des non-catholiques qui n’imaginaient pas possibles de tels désordres dans l’Église. En même temps, je pense bienfaisant que nous puissions enfin identifier un des maux essentiels qui fragilise dramatiquement l’Église en notre temps et lutter contre lui. Depuis des années, l’Église catholique en France et en Occident connaît des esquisses de renouveaux (JMJ, naissance de nouveaux mouvements, de nouvelles communautés…) qui ne tiennent pas leurs promesses. Pourquoi n’arrivions-nous pas à transformer de tels essais, comme on dit en rugby ? Parce que le corps de l’Église était infecté et terriblement affaibli par le puissant microbe des abus. Il faut maintenant mettre en œuvre le bon protocole d’antibiotiques : grande attention aux victimes, formation et accompagnement plus attentifs des prêtres et des éducateurs, précision et mise en œuvre rigoureuse des bonnes pratiques, lucidité, courage et vérité chaque fois que surgit une difficulté ou un drame.
Les Gilets jaunes ont révélé à ceux qui l’ignoraient la détresse de ce que Christophe Guilluy a appelé la « France périphérique » : de même que l’on observe une « gentrification » d’une partie du territoire français, peut-on dire que le catholicisme français connaît également un phénomène de gentrification, les forces vives de l’Église résidant aujourd’hui largement dans la bourgeoisie ?
La crise des Gilets jaunes a, de fait, mis en lumière le désespoir de ceux qui ont le sentiment d’être définitivement mis au ban de la marche de l’histoire. Il ne faut jamais oublier que toute violence exprime une souffrance : les violences, évidemment condamnables, que nous avons connues en disent long sur les souffrances de beaucoup de nos contemporains. Au-delà de la souffrance économique et sociale, il y a, me semble-t-il, une souffrance – et une attente – spirituelle : sans perspective sur l’essentiel de l’aventure humaine, comment ne pas finir par désespérer ? Il est vrai que l’Église est aujourd’hui plus vivante dans les milieux relativement aisés et dans les grandes villes que dans les classes populaires et les zones rurales. Il n’est pas étonnant qu’il faille une capacité, acquise notamment par la formation intellectuelle et la responsabilité professionnelle, de distance par rapport au conformisme ambiant – hédoniste et matérialiste – pour persévérer dans la foi à une époque où elle est si violemment battue en brèche. Cela dit, je suis frappé, dans mon diocèse, par la ferveur des populations d’origine antillaise, africaine, indienne. Elles aident l’Église à ne pas s’enfermer dans un conformisme bourgeois et à se laisser aller à la joie simple et profonde de louer le Seigneur et de témoigner de lui.
On a l’impression que ce phénomène de gentrification du catholicisme n’inquiète guère l’épiscopat, ce sujet n’ayant jamais été mis à l’ordre du jour de l’Assemblée plénière de Lourdes ; de même que les manifestations des Gilets jaunes, hormis quelques exceptions, ne semblent pas avoir beaucoup ému les évêques : comment expliquer cette indifférence apparente à un phénomène pourtant grave qui devrait interpeller les chrétiens ?
Ce qui habite le cœur des évêques, personnellement et collectivement, ne se limite heureusement pas à l’ordre du jour de leurs assemblées plénières ! Cela dit, chacune de nos réunions commence par un long temps de partage sur l’actualité durant lequel des phénomènes comme celui des Gilets jaunes ont pu être substantiellement évoqués et réfléchis. Comme nouvel évêque, je suis plutôt impressionné par la qualité et la liberté de nos échanges. Je pense que nous sommes tous profondément habités par la fine pointe de notre mission : l’annonce de l’Évangile à ceux qui ne le connaissent pas encore, les pauvres en particulier. Nous sommes les témoins émerveillés de beaucoup d’initiatives nouvelles au service des plus pauvres (APA, Cafés joyeux, Fratello…) et nous nous efforçons tous de les encourager et de les accompagner. Le zèle et les innovations missionnaires qui s’incarnent par exemple dans le congrès Mission chaque année ou les « parcours alpha » sont aussi suivis et soutenus, je pense, par l’ensemble des évêques.
Vous avez longtemps été le « curé des parlementaires » et connaissez donc bien le monde politique, passablement discrédité auprès de l’opinion : quel regard portez-vous sur ce monde politique, comment expliquez-vous ce discrédit qui l’affecte aujourd’hui ?
C’est une question difficile. Comme « aumônier » des parlementaires de 2004 à 2012, j’ai rencontré des personnalités remarquables, qui ont pu constituer pour moi des exemples stimulants de fidélité chrétienne, mais aussi des comportements plus que décevants. En tant qu’évêque, je suis impressionné par la disponibilité des maires et des élus locaux à me rencontrer et je suis touché par la compétence et l’énergie que beaucoup dépensent au service du territoire qui leur est confié. Notre monde politique souffre des maux de toujours : manques de courage, de lucidité, d’honnêteté. Mais il me semble que la difficulté contemporaine essentielle vient du refus théorisé – et surveillé par le « magistère » implacable de certains médias – de toute vérité. À partir du moment où la réalité de la personne humaine, corps et cœur, homme ou femme, née d’un père et d’une mère, à la dignité inaliénable est délibérément mise à distance du discernement politique, la société scie la branche sur laquelle elle est assise, celle de la possibilité réelle de vivre en commun dans la paix. Quant au laïcisme agressif, parfois surtout anticatholique, il constitue souvent la face visible d’un matérialisme obligatoire qui étouffe la vocation sociale de la personne humaine comme telle. Bref, la crise du politique que nous traversons est un des signes de la crise culturelle et sociale très profonde de notre postmodernité. C’est dans ce contexte que nous avons à évangéliser.
La situation de certains diocèses est catastrophique faute de prêtres, c’est aussi le cas de nombre de paroisses rurales : faut-il prévoir une réorganisation des diocèses et des paroisses, et comment ?
Les réorganisations font partie de la vie de l’Église ! Ainsi mon diocèse est-il né il y a à peine plus de cinquante ans, en raison du démembrement des diocèses de Paris et Versailles devenus trop importants. Aujourd’hui c’est le cinquième diocèse de France du point de vue de la population. Il n’est donc pas étonnant que d’autres diocèses aient, durant la même période, perdu non seulement des prêtres mais aussi des fidèles et tout simplement des habitants. Des regroupements pourraient donc s’envisager. En même temps, on voit aujourd’hui des évêques de petits diocèses sortir du modèle préfectoral de l’évêque notable pour retrouver la place plus traditionnelle de l’évêque missionnaire entouré d’un petit groupe de prêtres, de diacres et de fidèles particulièrement engagés. Dans notre pays, dont la « métropolisation » accélérée est parfois problématique, on l’a vu à nouveau avec les Gilets jaunes, une présence épiscopale missionnaire de proximité demeure peut-être la solution vraiment évangélique. Quoi qu’il en soit, le critère de toute réorganisation ecclésiale ne peut pas être seulement fonctionnel mais doit être avant tout missionnaire. La question n’est pas : « comment préserver notre dispositif ? » mais : « comment annoncer l’Évangile avec une vigueur renouvelée dans le monde d’aujourd’hui ? »
Le plus important demeure donc l’évangélisation d’un monde qui ne connaît plus Dieu, et j’ajouterais l’évangélisation aussi des musulmans nombreux sur notre territoire : comment voyez-vous ce double défi et que faites-vous en tant qu’évêque pour le relever ?
Les musulmans qui vivent dans notre pays sont souvent habités par un fort sens de l’absolu de Dieu. Leur insertion croissante dans la société française donne à beaucoup un goût nouveau pour la liberté. Nous avons à manifester que le lieu de rencontre par excellence entre le sens de Dieu et le goût de la liberté est la foi en Jésus-Christ. Plus largement, il me semble que la question missionnaire essentielle pour aujourd’hui est celle du salut : la foi chrétienne constitue-t-elle un supplément d’âme optionnel pour les plus motivés ou la libération du péché et de la mort sans laquelle il n’est pas possible de vivre en plénitude. Il nous faut constamment relire et nous réapproprier cette affirmation de saint Paul : « Il n’y a qu’un seul Dieu ; il n’y a aussi qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Christ Jésus, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous » (1 Tm 2, 5-6). La période dans laquelle le Seigneur nous donne de vivre n’est pas facile. Tout semble parfois vaciller dans l’Église et hors de l’Église. Mais le Seigneur ne cesse de nous délivrer de la peur et de nous offrir sa grâce. Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes appelés à rechercher « les réalités d’en haut » et à vivre « dans l’action de grâces » (cf. Col 3, 1.15).
Propos recueillis par Christophe Geffroy
© LA NEF n°318 Octobre 2019