Le Parlement britannique à Londres.

Le Royaume dans la tourmente

Les institutions britanniques jouissent d’un immense prestige. Elles font du « Royaume Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord » un modèle incontesté de démocratie, dont s’inspirent nombre d’États bien au-delà du Commonwealth.
Au cœur du parlementarisme britannique, il y a un Parlement plein d’incongruités : en théorie, c’est la Reine qui le préside ; mais, si tout se fait en son nom, elle n’y a pas voix au chapitre. Autre particularité : sa Chambre Haute, dite « des Lords », comprend des membres non élus, en partie désignés par l’hérédité, une autre partie par le chef de l’Église anglicane. Pas scandaleux, certes, mais pas si démocratique qu’on le dit. Enfin la chambre basse, dite « les Communes », confinée dans une pièce stupéfiante d’étroitesse pour quiconque y a pénétré.

Le référendum, un intrus
Ce Parlement est l’héritier d’une si longue histoire, il a par là tant d’autorité morale et symbolique qu’on a coutume de dire qu’il « peut tout, sauf changer un homme en femme ». Très tôt, depuis plus de huit siècles, il a conquis d’énormes pouvoirs contre la Couronne – en fait, depuis la Magna Carta de 1215 instituant un grand Conseil devenu quelques années plus tard cet incontournable Parlement (où, jusqu’à la fin du XVe siècle, on parlait français) réunissant nobles, représentants du clergé et grands bourgeois de Londres et des ports, sans lequel aucun impôt ne peut être levé. Assemblée très tôt insolente, au point que, dès 1327, le roi Édouard II est déféré devant elle et sommé d’abdiquer au profit de son fils, et que, peu après (1399), elle renverse sans vergogne le dernier Plantagenêt, Richard II. Assez vite, le système devient « électif » mais sur des bases qu’on aurait peine à dire aujourd’hui démocratiques – seuls de grands propriétaires peuvent être élus.
De cette origine oligarchique, il reste de nombreuses traces, les anciennes féodalités terriennes (qui n’ont pas disparu) étant remplacées par une nouvelle féodalité, celle des partis. Le fait oligarchique est encore accentué par le mode de scrutin, uninominal à un tour qui, s’il permet de dégager à Londres des majorités faciles, gèle la plupart des circonscriptions aux mains des partis du système, au détriment des forces émergentes : pas un député pour les souverainistes qui, pourtant, ont obtenu plus 31 % des voix aux dernières élections (européennes), alors que les deux partis qui accaparent depuis plus d’un siècle la quasi-totalité des sièges n’ont obtenu, à eux deux, que 22,4 % des voix. Encore le phénomène n’est-il pas nouveau : en 2005, le parti travailliste, avec 34 % des voix, obtenait 55 % des sièges – et le gouvernement.
Démocratique, le système britannique ? Oui et non – une approximation validée par la routine, en somme. C’est dans ce système plus fragile qu’il n’y paraît que l’épisode européen et le référendum qui en est la conséquence plus ou moins directe se sont introduits en 1975, en intrus, porteur d’une logique toute différente : la démocratie directe. Vous oubliez, m’écrivit un bon lecteur breton (de Nantes) après l’évocation que je fis du Brexit dans une précédente tribune, qu’au Royaume Uni « ce n’est pas le peuple qui est souverain, mais le Parlement ». C’était vrai (et guère satisfaisant…) jusqu’à l’introduction du référendum, ce l’est bien moins depuis lors.

Le Royaume face à lui-même
En 1975, il s’agissait de valider l’entrée du Royaume dans l’Empire de Bruxelles (le mot Empire utilisé par un Président de la Commission, Manuel Barroso, en 2008, dit bien ce que le tréfonds insulaire n’acceptera jamais) et déjà le résultat ne fut positif que de justesse – deux tiers de oui, un gros tiers d’abstention. Le ver était dans le fruit et quarante ans plus tard, lors du référendum de 2016 sur le Brexit, l’opposition entre le peuple qui y était massivement favorable (sauf à Londres) et l’oligarchie, bien représentée à Westminster, mit littéralement le feu aux poudres. Depuis trois ans, ce feu ne cesse de s’étendre à mesure que les députés – dont beaucoup refusent, au fond, d’avaliser le référendum sans oser s’y opposer frontalement de peur d’en payer cher le prix devant les électeurs (une majorité reste favorable au Brexit, massivement en certaines contrées pauvres) – se perdent en tergiversations qui mettent à nu le vieux parlementarisme brutalement révélé pour ce qu’il est, un système oligarchique. Tandis que j’écris ces lignes (19 octobre), au lendemain d’un accord arraché in extremis avec les Européens mais quelques heures après un amendement qui, derechef, remet tout en cause, le feu pourrait incendier l’institution parlementaire tout entière. Pour le pays qu’elle déchire, déchirant aussi familles et amitiés, l’affaire est donc encore plus grave qu’on ne croit.
Le général de Gaulle avait bien raison de vouloir tenir Londres à l’écart de Bruxelles ; et le peuple britannique avait bien raison de s’en méfier – en juin 1975, lors du premier référendum, si une nette majorité des exprimés était pour le remain, ils étaient loin d’être majoritaires dans le corps électoral, le seul qui compte : 17,3 millions de oui sur plus de 40 millions d’inscrits. Car, si l’on ignore ce que sera l’issue de la partie quand ce numéro paraîtra, on peut être sûr d’une chose : que le Brexit se réalise ou pas, il coûtera cher au pays ; dans le premier cas, les élites mondialisées de Londres seront encore plus coupées d’un peuple qu’elles ignorent ou méprisent. Qu’au contraire il soit enterré, et le peuple britannique, divisé contre lui-même, miné par la crise, et, dans certaines contrées, par un chômage et une pauvreté effrayants, perdra toute confiance dans des institutions qui pendant des siècles firent sa force. Égaré dans une contrefaçon d’Europe, dont il a accentué le désarmement « néo-libéral » (et qui, débarrassé de lui, devrait se saisir de l’occasion pour se réorienter, politiquement et géographiquement), le vieux Royaume à la très vieille reine aurait dû rester lui-même : une île ; charmante, mais une île.

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°319 Novembre 2019