Proche-Orient : une politique à revoir

Un grand État ne peut fixer sa diplomatie une fois pour toutes, et tenir une alliance pour définitive au détriment d’autres que commanderaient pourtant les circonstances. Aussi bien, la diplomatie classique de la France recourut souvent au « retournement d’alliances », tel celui qu’opéra François Ier en 1525 en faveur du Grand Turc contre une Maison d’Autriche dont il fallait desserrer l’étau, ou encore Louis XV en 1756 au bénéfice cette fois de l’Autriche, au détriment d’une Prusse dont la suite montra combien cette puissance était dangereuse pour l’équilibre européen. De même fit de Gaulle par son fameux voyage de Moscou de décembre 1944, visite surprise qui était surtout une menace, mais qui limita du moins l’énorme emprise qu’avait alors sur la France à peine libérée ce qu’il nommait les « puissances anglo-saxonnes ». Les États libres n’ont ni amis ni ennemis définitifs, assurait-il : le fait paraît cruel, surtout dans l’actuel sentimentalisme qui domine la politique, mais c’est la loi de toute real-politik, et l’on n’en connaît pas d’autres.
Aujourd’hui, il serait impératif de sortir de l’alliance allemande, dont preuve fut faite et refaite qu’elle n’apporte plus grand-chose à la France, mais beaucoup de déboires et de paralysies, pour y substituer une alliance avec la Russie, infiniment plus prometteuse pour l’avenir, outre qu’elle relancerait l’union de l’Europe à bonne échelle. L’actualité commande d’appliquer le même principe à un autre théâtre d‘opérations, le Proche-Orient, dont les équilibres se sont beaucoup modifiés depuis vingt ans, ce que confirme spectaculairement la décision prise le 18 novembre par le président Trump de regarder pour légales les implantations de Cis-Jordanie.

Déliquescence du « monde arabe »
La IVe République s’était montrée plus que bienveillante avec le nouvel État juif, dont la France fut l’une des plus ferventes marraines. C’est au point que, aux termes d’un accord secret signé en 1967, Paris favorisa de mille façons l’arme atomique israélienne, installée à Domina, dans le Néguev. Arrivé aux affaires, de Gaulle confirma la coopération de la France, puis la suspendit en 1961 pour s’engager, à partir de 1967, dans une coopération de plus en plus intense avec plusieurs pays arabes, les deux puissances issues du Baas (parti d’inspiration laïque créé à Paris), l’Irak et la Syrie, et naturellement avec les pays du Maghreb récemment devenus indépendants.
Le Général de Gaulle jugeait que la radicalité de la politique israélienne, puisée dans sa position de force militaire et diplomatique, rompait tout équilibre dans le très fragile Proche-Orient, anticipant, dans sa fameuse conférence de presse de novembre 1967, le choc en retour qu’il ne manquerait pas d’en résulter, sous forme de radicalisation et d’un terrorisme dont il avait explicitement aperçu les dangers et qui déroule ses drames depuis lors. Confiant dans le pouvoir égalisateur de l’atome, de Gaulle entendit même favoriser l’obtention de l’arme atomique par l’Irak, gageant qu’en naîtrait un nouvel équilibre par lequel aucune des deux parties n’agresserait l‘autre, sous peine de subir des dommages supérieurs à tout gain. Cette logique politico-stratégique fut confirmée par Georges Pompidou puis Valéry-Giscard d’Estaing et Jacques Chirac – elle fut même théorisée par Régis Debray, et l’auteur de ses lignes fut conduit à la défendre au Parlement européen, en mars 2000, ce que, certes, il ne ferait plus vingt ans plus tard, tant les circonstances ne sont plus les mêmes.
C’est que tout a changé en trente ans au Proche-Orient, et c’est ce qui rend inévitable la grande latitude que prend aujourd’hui M. Trump pour pousser jusqu’à ses extrêmes le soutien de Washington à Israël, en dépit du droit international. D’abord, le droit s’est littéralement effondré depuis la dernière tentative que fit Boutros Boutros-Gahli, alors Secrétaire Général de l’Onu (1991-1996) de fonder sur le droit un ordre international. On ne compte plus les résolutions du Conseil de Sécurité restées lettres mortes. L’ONU n’aura pas plus empêché la guerre que la SDN n’a empêché Hitler et ses ravages, et la mythique résolution 247 enjoignant Israël de libérer les territoires occupés n’est plus qu’une pauvre tombe au milieu du grand cimetière des résolutions. Or, c’était sur une certaine forme d’équilibre et de droit qu’était fondée la politique gaullienne. Pulvérisés par les faucons américains des années 90, ces fondements n’ont plus cours.

Aider Israël
Passons sur la seconde raison, qui n’a guère besoin de développements : ce qui se nomme encore « le monde arabe » est désormais englouti sous l’oumma musulmane, et de cette Organisation des États Islamiques dont les desseins sont hostiles à l’Europe, qu’il s’agit d’islamiser (1). Cette perspective n’était certes pas prévue en 1967. Est-il dès lors raisonnable de tenir un adversaire pour un allié ?
En troisième lieu, il n’y a plus, au Proche-Orient, d’État suffisamment solide pour servir de point d’appui à quelque politique que ce soit – mais des potentats aux calculs imprévisibles, coupés de leurs populations, divisés contre eux-mêmes. Au fond, l’État le plus rationnel devient Israël, dont il serait sans doute avisé de se rapprocher pour l’aider à mener une politique, non point seulement rationnelle, mais raisonnable… Par exemple, en explorant des voies pacifiques qui ne sont pas dans l’esprit de l’actuel Premier ministre, mais que porte une opposition dont les récentes élections ont montré qu’elle est aux portes du pouvoir et pourrait, en situation de force, faire droit, comme le voulut le prophète Rabin, à certaines revendications palestiniennes – sans aller jusqu’à la solution rêvée, celle du « double État », qui serait dans l’intérêt bien compris d’Israël. Ne serait-il pas avisé de désarmer notre sourde hostilité, et d’aider Israël ?

Paul-Marie Coûteaux

(1) Cf. Jean-Frédéric Poisson, L’islam à la Conquête de l’Occident, Le Rocher, 2018.

© LA NEF n°320 Décembre 2019