Jean-Marie Guénois, rédacteur en chef au Figaro, responsable des affaires religieuses, a suivi tout le synode sur l’Amazonie à Rome. Il témoigne pour nous.
La Nef – Vous avez suivi le synode sur l’Amazonie depuis Rome : comment l’avez-vous vécu ?
Jean-Marie Guénois – J’ai suivi à Rome beaucoup de synodes sous Jean-Paul II et sous Benoît XVI ainsi que les deux synodes sur la famille avec François et le synode sur les jeunes l’an passé. Aucun synode ne se ressemble à vrai dire car les sujets diffèrent tous comme les participants. En un mois de travail, trois semaines aujourd’hui, il se passe quelque chose entre les « pères synodaux » – des évêques pour la plupart – qui vivent une expérience ecclésiale indéniable. On peut en sourire si l’on considère que la « synodalité », toujours pratiquée dans l’orthodoxie, demeure une façade dans l’Église catholique. On peut aussi la prendre au sérieux comme une réunion « d’apôtres » que sont censés être les évêques. En tout état de cause, un synode permet de faire un point assez approfondi sur une question d’Église. Il donne une photographie précise, nuancée, d’une réalité car de nombreux points de vue s’expriment alors. Le synode préconise également une série de mesures concrètes. Au pape, ensuite, de retenir dans une exhortation post-synodale ce qui lui semble utile pour l’Église.
Sur la forme, ce synode sur l’Amazonie était donc un synode comme les autres, il n’a rien inventé et il faut rendre hommage ici à Jean-Paul II qui a réhabilité et beaucoup pratiqué cet exercice synodal. Sur le fond, en revanche, ce synode est allé très loin dans le particularisme. Ce n’était pas la première fois que l’Église réunissait un synode régional – Benoît XVI le fit pour la Terre Sainte, Jean-Paul II pour le Liban, pour l’Europe, l’Afrique notamment – mais on n’était jamais allé aussi loin dans l’importation au Vatican de personnes et de thèmes aussi « exotiques » avec leurs coutumes. Jamais non plus n’avait-on intégré à ce point, une question, non spontanément religieuse, comme l’écologie, dans les débats dits ecclésiaux. Enfin, de même que le synode sur la famille avait voulu faire avancer la question de l’accueil des divorcés-remariés dans la communion ecclésiale, ce synode a voulu faire avancer la question de l’ordination d’hommes mariés.
Vous avez écrit dans Le Figaro que la grande intuition de François avait été la « théologie du peuple » et que ce synode avait été l’aboutissement de cette vision : pourriez-vous nous l’expliquer ?
François regarde l’Église « d’en bas ». C’est-à-dire du point de vue des plus petits, des plus éloignés, des « exclus » mais aussi des plus simples, ces fidèles qui vivent de la piété populaire. Il se méfie, critique et récuse a priori les « élites catholiques » qu’il voit dans la haute hiérarchie cardinalice et épiscopale mais aussi les « catholiques d’élites » – je le cite dans son discours de clôture du synode sur l’Amazonie – qu’il voit chez les conservateurs souvent réduits au rang de « pharisiens ». Pour lui, la « vérité » de l’Église ne se trouve pas chez les « docteurs de la loi », je le cite toujours, mais dans le bon sens du « peuple de Dieu » qui, lui, « ne se trompe pas ». Quand, jeune supérieur des jésuites d’Argentine, il a dû lutter contre l’interprétation marxiste du christianisme véhiculée par la théologie de la libération, il a créé cette « théologie du peuple » s’appuyant alors sur la foi chrétienne du peuple et s’éloignant des savants théologiens. Cette même méthode, il l’a appliquée aux deux synodes sur la famille dont les deux sessions visaient à faire évoluer, en comptant sur le temps, les consciences catholiques, le « peuple catholique » sur la question des divorcés remariés. Cette méthode, il l’a aussi appliquée au synode sur l’Amazonie, en partant des « besoins du peuple » pour réformer l’Église : dont le besoin eucharistique pour les tribus éloignées ; dont le besoin de ministres du culte ; d’où la nécessité d’ordonner prêtres des hommes mariés. Non pas en théorisant le problème mais en cherchant à répondre à un besoin pastoral du peuple.
Tout n’avait-il pas été bien préparé (instrument de travail orienté, choix des participants…) pour aboutir aux résultats souhaités pour l’Amazonie… mais aussi pour toute l’Église latine ?
On ne peut pas réduire le synode sur l’Amazonie à une manœuvre pour entériner l’ordination d’hommes mariés à la prêtrise, car l’ambition sincère était d’approcher de façon « globale » donc politique, écologique, sociale, religieuse, les problèmes de cette région. Mais force est de constater que le seul résultat nouveau et tangible pourrait être cette acceptation par le pape de la proposition issue du synode d’ordonner prêtres des diacres permanents et d’avancer sur les ministères féminins. Il est également très clair que la leçon avait été tirée de l’opposition interne d’évêques et de cardinaux, lors du synode sur la famille, contre une évolution pour les divorcés remariés. Je rappelle que cette « proposition » est passée à une seule voix pour les deux tiers requis. Pour le synode sur l’Amazonie, la sélection en amont des participants au synode a réduit les opposants à l’ordination sacerdotale d’hommes mariés au minimum. Il s’agissait de garantir le vote en cette direction. Historiquement ce synode pourrait donc ouvrir cette porte jusque-là fermée dans l’Église latine. Cela passerait par le biais de décisions « régionales » pour pallier le manque de prêtres. Mais des pays comme l’Allemagne, la Suisse, la Belgique sont prêts à ordonner prêtres leurs diacres permanents, ce sont d’ailleurs les théologiens et évêques allemands et autrichiens, missionnaires en Amazonie, qui ont été les moteurs et penseurs à long terme de ce synode depuis 2014.
Les interventions n’ont pas été rendues publiques au fur et à mesure, la salle de presse du Saint-Siège ne diffusant qu’un bref résumé de celles-ci : s’agissait-il d’un « verrouillage » ?
Du point de vue journalistique, il faut rendre hommage au pape François d’avoir publié le texte final du synode et le résultat des votes, article par article, presque une heure après sa conclusion. Il le fit aussi pour le synode sur la famille. Cela ne se faisait pas sous Jean-Paul II et sous Benoît XVI. Mais il faut noter que le même pape François a interdit la communication écrite des interventions des Pères synodaux comme cela se pratiquait auparavant au fur et à mesure des débats pour « protéger » la sérénité des échanges et ne pas créer un « synode parallèle » dans la presse. Autre fait indéniable : sur les 70 pères synodaux, ou experts, qui ont été invités par le synode à s’exprimer à la tribune officielle de la salle de presse du Saint-Siège lors des 24 conférences de presse quotidienne, on peut compter sur les doigts d’une main, et encore, ceux qui ne partageaient pas la ligne réformatrice. Il est donc objectivement certain que la communication a été verrouillée comme jamais pour nourrir chaque jour la presse dans un seul sens, celui de la réforme.
Alors que règne au sein même de l’Église un certain trouble, comment analysez-vous la stratégie et les objectifs profonds du pape François ?
Cette situation d’instabilité est recherchée par François pour faire « bouger » le Vatican. Il faut reconnaître que cette noble et sainte maison, corrompue en certains de ces recoins, n’évoluerait pas sans ce rapport de force engagé par le pape. Jean-Paul II comme Benoît XVI qui utilisèrent la méthode douce n’ont pas réussi à déloger les vieilles habitudes d’une hégémonie managériale italienne qui s’estime « chez elle » au Vatican, les autres demeurant des « étrangers » y compris… les trois derniers papes ! Cette nomenklatura difficile à saisir si l’on n’est pas italien, se pense seule apte à faire tourner la machine, fut-ce à coups de compromis et d’arrangements entre amis… italiens. Lesquels ont par ailleurs un sens inné de l’improvisation pour sortir de situation inextricable.
Second combat aussi violent du pape : la lutte contre le « cléricalisme » entendu comme une prétention et un goût prononcé pour l’exercice du pouvoir et non plus comme un service des autres. Voilà pour la réforme quotidienne.
Troisième combat : les dossiers plus théologiques (éthique familiale, célibat sacerdotal, etc.) où le pape – un homme très autoritaire disent ses proches – passe par la voie plus démocratique des synodes. François sait donc les « bons catholiques » troublés mais il veut aussi les convertir à une Église ouverte, qui n’exclut plus personne et qui se préoccupe d’abord des plus pauvres et de ceux qui sont à l’extérieur de l’Église, comme les migrants. Ce programme est désormais connu. Le pape le dit, le répète, le met en œuvre, estimant appliquer enfin ce que le concile Vatican II désirait. Rien n’indique jusque-là un changement de cap de sa part. On assiste plutôt à une accélération.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
© LA NEF n°320 Décembre 2019