Stanislas Fumet, grand écrivain et éditeur catholique de l’entre-deux-guerres, dans un texte hélas oublié, ou mal, ou trop peu lu, L’Impatience des limites (rééd. Saint-Paul, 1999), explore notre besoin d’outrepassement, si l’on peut dire, sa possibilité, et son ridicule. Évidemment, dit-il, si l’on peut le résumer hâtivement, l’âme humaine, celle qui est à l’image de Dieu, celle qui est similaire à l’Adam devant la chute, est faite pour plus grand qu’elle-même, en tout cas pour plus grand que ce dans quoi elle se voit résumée, non seulement la chair mais même la singularité de l’esprit. Car, précise Fumet suivant saint Thomas, les anges eux-mêmes ont des limites, rappelant par là que la seule limite n’est pas celle de notre chair, mais celle de la créature en tant que telle, parce que finalement la limite c’est Dieu lui-même. Et les anges sont les agents de cette limite.
Bref, ce que nous sommes ou, en tout cas, ce que nous arrivons à voir de ce que nous sommes, c’est-à-dire peu, ne peut être qu’une façon de chanter la gloire de Dieu, qui par son être d’illimitation nous limite, et pour ça nous en sommes la preuve, si tant est qu’il y ait besoin de preuve. Bref, la limite n’est pas d’abord cette nature que l’on nous enjoint aujourd’hui, en désespoir de cause parce que nous aurions oublié les fins dernières, de vénérer, mais d’abord notre humanité. Comme les anges sont notre limite, nous les humains sommes la limite de la nature et c’est un merveilleux rôle que ne peuvent comprendre les adulateurs d’une nature seule. Nous en sommes la limite, donc le gardien, parce qu’a été jeté en nous le désir d’outrepasser la limite, mais que cela ne peut se faire qu’en tant que nous avons d’abord intégré la limite.
Magnifique rôle dévolu aux créatures intellectibles : être plein, comme Adam, d’un désir plus grand tout en respectant ce qui les fonde ; ne pas goûter aux arbres d’Éden mais précisément parce qu’ils sont là et qu’ils les rappellent à leur non-infinité. C’est-à-dire pour nous, jouir des bienfaits de la nature sans la violer. Magnifique et impossible destinée, pour quoi toute civilisation a été fabriquée, cahin-caha, mais que nous oublions, justement parce que nous sommes passés de l’autre côté, et que la crainte devant la limite nous a quittés. Mais, rappelle Stanislas Fumet, l’artiste n’est grand d’abord que parce qu’il possède les règles de son art : ensuite il peut les dépasser. Sinon, il n’est qu’un enfant balbutiant qui somme qu’on l’admire, arguant de ce que l’artiste a pu finir par en revenir à ce que, lui, l’enfant avait élucidé. La critique contemporaine de la raison ne peut ainsi se prévaloir de rien si elle n’est déjà passée par la raison. De même, et les catholiques contemporains feraient bien de s’en souvenir, nul ne peut réduire la famille ou la patrie à rien s’il n’a déjà été à sa hauteur, s’il n’a montré dans sa vie de quoi il était capable pour la vivre. De même, et nous ferions bien de nous le rappeler, personne ne peut vanter la pauvreté s’il n’a été à sa hauteur insondable, et n’en a goûté les fruits amers.
Se limiter pour grandir
Ainsi, comme le disait déjà Fumet dans les années 30, si l’anarchiste est animé d’un admirable sentiment de dépassement, d’explosion des limites, qu’il soit déjà à la hauteur de la société qu’il critique avant que de la détruire ; sinon il n’est qu’un révolté, celui qui se blesse en se cognant contre la limite parce qu’il ne l’a pas comprise, non même envisagée.
La philosophie des limites, qui constitue peut-être l’essentiel du christianisme, dans le sens où il ne s’agit pas d’une limitation par déchéance comme dans le bouddhisme, mais d’un appel à plus grand que soi, dont on sait qu’il est contenu dans l’homme, cet étrange inconnu, cette philosophie des limites est décidément trop importante pour qu’on l’abandonne à des idéologues. Elle n’est décidément pas de gauche, pas de droite, mais constitutive de cette civilisation sans pareille que nos aïeux ont créée, et elle demande respect, admiration, mais aussi et encore considération de cet appel vers d’autres cieux qu’elle contient. Il s’agirait enfin de se limiter pour grandir.
Jacques de Guillebon
© LA NEF n°320 Décembre 2019