Gare de Novossibirsk © Oskar Karlin-Commons.wikimedia.org

Novossibirsk échappe à l’Europe

À près de trois mille kilomètres à l’est de Moscou, dans la partie occidentale de la Sibérie, se dresse une ville étonnante de près de deux millions d’habitants, la troisième de Russie, Novossibirsk. Créée pour ainsi dire de toutes pièces à partir d’un petit village sur les bords de l’Ob, elle commence à grandir dans les dernières décennies du XIXe siècle grâce au transsibérien, bénéficiant ensuite de la spectaculaire révolution industrielle voulue par Nicolas II, acquérant en 1903 le statut de ville, puis celui de métropole de Sibérie. Très vite se multiplient autour de sa vaste cathédrale Alexandre Nevski (flanquée d’une église catholique romaine) une multitude de théâtres, d’écoles et d’universités, puis un nombre impressionnant de sociétés, d’usines et de laboratoires qui en firent, sous Staline, un pôle industriel et scientifique de premier plan – renforcé par la nécessité, pendant « la Grande Guerre patriotique », de mettre à l’abri, loin de Moscou, des œuvres et centres scientifiques du pays.
La ville est finalement dotée, dans les années 50, d’un tel nombre de laboratoires qu’il fallut créer une immense cité académique, Akademgorodok ; située à trente kilomètres du centre-ville et sans cesse développée depuis lors, c’est dé­sormais une sorte de « Silicon Valley » du futur. Pour la Russie et l’Europe, cette ville nouvelle au développement fulgurant est l’un des grands atouts de la prometteuse Sibérie dont elle est un des instruments majeurs de la mise en valeur.

L’eldorado sibérien, immense carte gâchée
Pour l’Europe ? C’était du moins le vœu de Vladimir Poutine, qui multiplia les offres de coopération avec les Européens de l’Ouest. Certes, quelques hommes d’État français, allemands et italiens aperçurent dans cette coopération une chance d’élargir formidablement l’échelle de notre continent et, pour commencer, de recouvrer son indépendance, énergétique d’abord (vis-à-vis du Sud) mais aussi technologique et géostratégique, vis-à-vis des États-Unis. « Le partenariat avec la Russie pour la mise en valeur de la Sibérie est la meilleure carte de l’Europe », s’exclamait Silvio Berlusconi avant qu’on ne lui cherche de mauvaises querelles. Dans le sillage gaulliste, notamment d’un Philippe Séguin appelant à bâtir l’Europe « de l’Atlantique à la Sibérie », il y eut en France d’infatigables défenseurs de la coopération franco-russe, l’actif député Thierry Mariani ou François Fillon qui fit plusieurs voyages en Russie et noua de proches relations avec Vladimir Poutine – peut-être pour son malheur…
Mais l’Europe, globalement, n’a pas saisi la main tendue ; au contraire, elle suivit avec une stupéfiante docilité une diplomatie américaine qui multiplie les efforts pour reléguer dans les ténèbres extérieures une Russie qui, depuis l’effondrement du communisme, reste son premier ennemi. C’est que la réunification du continent, qu’avait timidement tentée François Mitterrand en lançant à Prague, en 1993, l’idée d’une vaste Confédération européenne incluant la Russie, menaçait directement l’hégémonie américaine sur un continent qui se serait, du coup, retrouvé au centre du jeu mondial. Ce fut la guerre en Yougoslavie, qui permit notamment à l’OTAN de contrer la figure avancée du monde orthodoxe en Europe centrale, la Serbie, et d’installer d’immenses bases de l’OTAN au Kosovo, puis la très obscure affaire ukrainienne, sur l’origine de laquelle il y aurait tant à dire, puis la réaction russe en Crimée (comment Poutine aurait-il pu accepter que l’Organisation militaire prétendument « atlantique » s’installât sur la Mer Noire, à ses portes ?), suivie du honteux embargo sur tout commerce avec la Russie, décrété unilatéralement par Washington et que l’Empire fait appliquer avec une rigueur fiévreuse, sanctionnant tout État ou entreprise qui l’enfreindrait. Sanctions à l’appui. On se souvient des mécomptes des frégates vendues par la France et payées par la Russie, que Washington obligea le brave Hollande à racheter, ou des mécomptes de feu Christophe de Margerie, PDG de Total, qui, après avoir réussi à tenir tête aux pétroliers américains en contournant l’embargo contre l’Iran, tenta de traiter directement avec Moscou, pour activer la coopération pétrolière en Sibérie : un soir d’octobre 2014, en décollant de l’aéroport de Moscou, son avion privé heurta une déneigeuse plantée au milieu de la piste, alors qu’il ne neigeait nullement, que toutes les autres déneigeuses de l’aéroport étaient au garage et que son conducteur, après avoir affirmé en avoir reçu l’ordre, a réussi à faire établir que la cause officielle de ce « mécompte », son ivresse, n’était nullement avérée ; la France ne mena quasi-pas d’enquête, la famille ne porta pas plainte (chose rarissime), on en resta là…

Une chose vieille comme la servitude
Point de second poumon pour l’Europe, donc. Pour mettre en valeur l’eldorado sibérien, Vladimir Poutine s’est résigné à se tourner vers le Japon, la Chine, Taïwan, Singapour, l’Inde… qui n’ont certes pas boudé l’aubaine. Quant à l’Europe, elle restera ce bout de continent divisé contre lui-même (soufrant d’une profonde fracture entre les deux héritiers de Rome, la part catholique et la part orthodoxe, que Benoît XVI tenta en vain de rapprocher), colonisé par la culture, l’influence militaire, économique et politique des États-Unis, embourbés dans son marasme économique, perdant partout des parts de marché, en bute à une lente invasion à laquelle elle se résigne à ne rien pouvoir. Mais sur quoi peut-elle encore quelque chose, quand ses principales puissances n’ont même pas le choix de leur partenaire, y compris en Europe ?
Divide ut imperare : diviser pour régner. La chose est vieille comme le monde, et vieille comme la politique – comme la bêtise, aussi, et la lâcheté, et la servitude.

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°321 Janvier 2020