Conseil de l'Europe à Strasbourg.

L’employeur face aux pratiques religieuses sur le lieu de travail

Les députés du Conseil de l’Europe vont débattre, le 29 janvier 2020, d’un projet parlementaire  sur « La protection de la liberté de religion ou de croyance sur le lieu de travail ». Il vise principalement à inciter les États à mettre en place un mécanisme d’« accommodement raisonnable », sur le modèle québécois. Autrement dit, les employeurs seraient alors contraints de s’adapter aux prescriptions religieuses suivies par leurs subordonnés.

Reconnaître le « fait religieux » au travail

La religion a un impact sur la vie professionnelle à différents niveaux. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a déjà tranché plusieurs litiges, en particulier sur le port du voile ou de la croix au travail et sur le refus d’accomplir des tâches cautionnant l’homosexualité. Le député rapporteur, M. Stier, considère que cette jurisprudence est parcellaire et doit être complétée par une reconnaissance plus générale du fait religieux au travail. Il cite quelques exemples : « les congés annuels, les heures de travail, le port de vêtements et/ou de symboles religieux, les besoins alimentaires spécifiques ».

Du point de vue chrétien, il est vrai que le travail ne doit pas être séparé de la vie spirituelle. Il doit même lui être ordonné. C’est pourquoi, l’encyclique Rerum novarum (1891) de Léon XIII demande « qu’il soit tenu compte des intérêts spirituels de l’ouvrier et du bien de son âme » et précise que son patron a notamment le devoir de lui permettre de consacrer un temps suffisant à la piété. En effet, l’homme participe par son travail à l’œuvre du Créateur et collabore à l’œuvre rédemptrice du Christ. Comme le Christ le rappelle, « que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ? » (Mt, 16 : 26).

Les effets pervers de la lutte contre la discrimination

L’intention initiale du projet parlementaire est de défendre les libertés des chrétiens sur leur lieu de travail. Si cette finalité est bonne, le moyen choisi de l’« accommodement raisonnable » est plus controversé. Celui-ci vise à éviter la « discrimination indirecte », c’est-à-dire le fait qu’une norme en apparence neutre ait des effets désavantageant des personnes ayant une caractéristique particulière. L’objectif est de mettre en œuvre une « égalité réelle » plutôt que « formelle ». En droit international, l’obligation de prévoir des accommodements raisonnables se limite au cas des personnes handicapées.

Faut-il, comme le prévoit le projet parlementaire, transposer ce modèle, en assurant un accommodement raisonnable « pour les convictions religieuses ou non religieuses sur le lieu de travail, de façon similaire à l’obligation établie à l’égard des personnes handicapées » ? Une telle transposition ferait abstraction du fait que la religion est un choix personnel, alors que le handicap est subi. De plus, ce sont principalement des musulmans qui sont à l’origine des demandes d’accommodements raisonnables en Europe. Contraindre les employeurs à les accepter aurait pour principal effet de rendre l’islam plus visible et influent au travail.

La légitimité de l’objection de conscience

Le projet parlementaire assimile chaque demande d’accommodement raisonnable à un exercice de la liberté de conscience. Pourtant, certaines découlent d’habitudes culturelles, identitaires ou personnelles, c’est-à-dire de l’autonomie individuelle, et non de la conscience en tant que telle. Certes, pour pouvoir exercer en pratique le droit à l’objection de conscience, il faut que des accommodements raisonnables soient prévus pour l’objecteur. Mais il serait mieux d’éviter de mettre sur le même plan, comme le fait le rapport de M. Stier, « l’objection de conscience du personnel médical à l’avortement » et le respect de « règles alimentaires ».

L’objection relève de la liberté de conscience et se limite aux convictions morales ou religieuses, qui doivent être raisonnées. La problématique des accommodements raisonnables est différente : ce n’est pas la revendication qui doit être raisonnable, mais seulement les accommodements pour y répondre. En outre, l’objection de conscience est d’autant plus légitime qu’« il n’est pas équivalent d’être empêché d’accomplir un bien que la conscience commande, ou d’être contraint d’accomplir un mal que la conscience réprouve » (Grégor Puppinck).

L’importation controversée d’un modèle culturel

La notion d’accommodement raisonnable paraît indissociable de son contexte culturel d’origine, à savoir le Canada (Québec) et les États-Unis. Elle est en contradiction avec la culture juridique de plusieurs pays européens ; en particulier, elle s’adapte mal au culte de la loi et à l’attachement à l’égalité formelle en France et en Belgique. Même outre-Atlantique, le modèle de l’accommodement raisonnable fait débat : pour l’essayiste québécois Mathieu Bock-Côté, il soumet « chaque organisation à une forme de comptabilité antidiscriminatoire écrasante » et représente « les excès du multiculturalisme ».

Plus fondamentalement, ce modèle fait parfois primer la demande sociale sur la loi, qui n’est donc plus réellement normative. Alors que l’exercice de la justice est fondé sur le respect du droit, l’accommodement raisonnable vise à permettre cet exercice contre le droit ou parallèlement à lui. C’est un bouleversement dangereux du couple « droit et justice », fondement du trône de Dieu (Psaume 89 : 15).

Nicolas Bauer

© LA NEF le 24 janvier 2020, exclusivité internet