Retraites : et la famille ?

ÉDITORIAL

Décembre aura été, pour nombre de Français, un mois de galère. Nous avons le triste privilège d’être l’un des rares pays démocratiques où les conflits sociaux tournent facilement à la paralysie du pays. Et, paradoxe, alors que nous avons une passion pour l’égalité comme nulle part ailleurs, rien n’est plus inégalitaire que la situation des Français face à leur capacité de revendication ou de défense de leurs intérêts. Chez nous, ne peuvent se faire entendre que les minorités qui ont le pouvoir de gêner fortement la vie quotidienne de leurs concitoyens, principalement en bloquant les transports et les routes – en l’occurrence, une majorité de Français approuve cependant les grévistes. Et ce d’autant plus que continue de sévir dans l’imaginaire de certains syndicats, encore bercés par le mythe révolutionnaire, le fantasme du « grand soir », tout ce qui reste d’un monde passé habité par la vision marxiste de la lutte des classes, laquelle était censée conduire à la victoire finale du prolétariat – quelle désillusion à l’heure de la suprématie guère contestée de l’idéologie libérale !

Si la gêne occasionnée par la grève est exaspérante – à quand un véritable « service minimum » dans tout service public ? –, il faut reconnaître que le gouvernement a tout fait pour inquiéter les Français et les dresser vent debout contre une réforme des retraites dont le contenu n’a été dévoilé que le 11 décembre. C’est peu dire que nous n’avons en France aucun sens de la concertation.

Les retraites sont un sujet sensible qui nous concerne tous. Leur réforme est à l’évidence une nécessité : pourquoi l’avoir élaborée avec tant d’opacité et de précipitation ? Notre système politique a ceci de délétère qu’il exige du président ou d’un ministre qu’il mène rapidement à bien un certain nombre d’actions, le temps long éclairé par une vision nette du bien commun n’existant plus en politique. Pour les retraites, matière complexe donnant lieu à des solutions variées fort différentes, ne convenait-il pas d’entamer une large concertation, en se donnant le temps de la réflexion, quitte à laisser les Français choisir in fine par référendum la solution financièrement viable qui leur convient le mieux ?

Il est vrai que le système français des retraites, avec sa multiplication des régimes spéciaux, est trop compliqué, inadapté, injuste… et à long terme déficitaire. Alors qu’une large majorité est, à juste titre, favorable aux retraites par répartition (auquel se rattache le mécanisme par point), il est quand même extraordinaire que personne ne s’intéresse à la question démographique ! Or, dans ce dispositif, ce sont les enfants d’aujourd’hui qui paieront les retraites de demain : en toute logique, l’encouragement de la natalité – et donc de la famille stable – devrait être la priorité de toute réforme des retraites. Ce serait aussi l’occasion de revaloriser le statut des mères de famille, au foyer ou avec des carrières interrompues, particulièrement défavorisées pour leur retraite et qui le seraient encore plus avec le projet du gouvernement.

Autre point peu évoqué : l’actuelle pyramide des âges fait que le nombre de retraités va mécaniquement augmenter. A-t-on vraiment intérêt à baisser globalement les retraites, autrement dit à diminuer le pouvoir d’achat d’une part croissante de la population ? Mais il faut être cohérent : compte tenu de cette pyramide des âges, comment maintenir des prestations élevées sans rallonger le temps de travail, donc retarder l’âge de départ à la retraite – ce qu’ont déjà fait tous nos voisins ?

Enfin, levons une équivoque : réformer, oui, mais avec discernement, sans tout uniformiser. Prenons le cas des cheminots et des professeurs, deux statuts de la fonction publique. Les premiers ont bénéficié d’importants avantages aux moments troublés de la Libération, à une époque où leurs conditions de travail étaient éprouvantes (locomotives à charbon), conditions qui ont bien évolué depuis et qui ne justifient plus un tel privilège qui est à la charge de toute la communauté. Les professeurs de l’Éducation Nationale ont toujours été assez mal rémunérés, mais se « rattrapaient » en partie grâce à une retraite plus favorable qu’ailleurs. Serait-il juste de les ramener au sort commun pour la retraite sans revaloriser leurs salaires – alors même qu’ils occupent dans la société une fonction déterminante ?

Cette question des retraites synthétise à elle seule l’un des débats fondamentaux de la société française : quel modèle social voulons-nous ? Il y a d’un côté la tendance bien française à l’étatisme avec le système le plus protecteur et redistributeur du monde mais qui, par sa complexité, sa lourdeur et son coût rédhibitoire, n’est plus guère viable ; et il y a de l’autre côté la propension actuellement dominante d’un libéralisme, parfaitement incarné par Emmanuel Macron, qui lamine sans état d’âme les protections sociales et les services publics au nom de la concurrence mondiale et de l’ouverture des frontières. Entre les deux, n’existe-t-il pas une autre voie, celle d’une spécificité française, ni socialiste, ni libérale ?

Christophe Geffroy

© LA NEF n°321 Janvier 2020