Frédéric Laupies

Sagesse du désir

Frédéric Laupies, agrégé de philosophie, professeur en classes préparatoires, a notamment publié un Dictionnaire de culture générale (PUF, 2005). Il nous présente son dernier livre Sagesse du désir (1).

La Nef – On considère souvent que nos sociétés contemporaines reposent sur une exaltation du désir. Celle-ci constituerait le signe distinctif des sociétés dites libérées. Comment appréciez-vous ce jugement ?
Frédéric Laupies
– Il me semble important de clarifier le sens des mots. Lorsque l’on énonce le mot « désir », on pense spontanément à la sexualité et à la libération des mœurs de la fin des années soixante. Il est vrai que le mot désir renvoie à cette réalité historique. L’un des slogans de Mai 68 était « Jouir sans entraves ». Le désir, compris comme pulsion sexuelle, permet de contester l’autorité : il ne provient que du sujet et n’exige que ce qui le satisfait. Le désir, considéré de la sorte, est en-deçà du bien et du mal, il a l’innocence de ce qui est originel, il permet de récuser les héritages moraux. L’histoire récente présente toutefois un curieux renversement : la libération des mœurs s’est muée en servitude ; on s’est aperçu assez tôt que le « Jouir sans entraves » ôte toute force de résistance et supprime la liberté qui vient, précisément, de la capacité à attendre, voire à refuser, la satisfaction.

Votre approche du désir est très optimiste et confiante alors que l’on associe souvent le désir à l’égoïsme ou à l’intempérance. Qu’est-ce qui peut justifier un tel optimisme ?
J’ai cherché à repenser le désir à nouveaux frais, en dehors des connotations qu’il évoque spontanément. Il me semble regrettable, en effet, de limiter le désir à ce que la société occidentale des cinquante dernières années en a fait. Le désir n’est pas réductible à la pulsion sexuelle aveugle, il est constitutif de la réalité humaine dans ce qu’elle a de plus essentiel. L’homme n’est pas un être comme les autres ; il est certes dans le monde mais, tout à la fois, il s’inquiète de sa situation, il aspire à un bien plus grand que ce qui satisfait simplement les nécessités vitales. Cette quête n’est pas décrétée, elle n’est pas non plus le propre de quelques-uns ; elle est inhérente à la manière d’être de l’homme en tant que tel. Elle peut être étouffée par la routine mais elle ressurgit souvent lorsqu’on s’y attend le moins.

Vous faites du désir le principe d’une authentique sagesse. Cette thèse est paradoxale et difficile à entendre. Pourriez-vous nous en expliquer le paradoxe ?
Il est courant de considérer le désir comme une force aveugle qu’il faut canaliser. La sagesse lui impose alors des limites de l’extérieur au nom d’une certaine idée du bien et de la mesure. Il me semble que cette anthropologie dualiste n’est pas juste. Le désir n’est pas dénué de sens puisqu’il est le propre d’un être inquiet de ce qui peut le combler. On pourrait objecter que le désir n’est pas infaillible puisqu’il est possible de désirer tout et n’importe quoi. Mais il me semble que la hiérarchisation des objets désirés n’est possible qu’à partir du désir lui-même : le désir porte en lui-même une certaine idée du désirable, il ne se confond ni avec le besoin ni avec la concupiscence ; il est comme la nostalgie d’un bien inattendu et inépuisable qui comble sans lasser. La reconnaissance du vrai bien passe donc par une écoute du désir.
L’éducation du désir ne consiste pas tant à éduquer le désir lui-même qu’à rendre capable de comprendre ce qu’il signifie. L’expérience de la déception est instructive à cet égard : la déception qui provient paradoxalement de la rencontre de ce que l’on désirait nous indique que nous désirons autre chose que ce que nous croyions désirer. C’est alors qu’il faut permettre à notre désir de nous dévoiler ce désirable d’un ordre supérieur.

L’Écriture parle d’un désir de Dieu. Comment, selon vous, comprendre cette expression ?
Je considère que le désir de Dieu n’est pas un type particulier de désir. Il n’y a pas, parmi tous les désirs possibles, un désir singulier qui serait le désir de Dieu. Le désir de Dieu est comme la vérité du désir. En effet, le désirable, tel que le révèle le désir si on sait l’écouter, coïncide avec le concept de Dieu. Le désirable n’est tel que s’il promet tout en donnant : il suscite une satiété insatiable, une satisfaction qui, loin de disparaître dans la réplétion, est constamment relancée par une secrète insatisfaction. Cette donation paradoxale ne peut être que celle d’un être qui transcende son apparition, Dieu ou autrui en tant qu’il participe de Dieu.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Frédéric Laupies, Sagesse du désir, Salvator, 2019, 190 pages, 20 €.

© LA NEF n°322 Février 2020