Le pape François a rendu publique son exhortation apostolique post-synodale, Querida Amazonia (« Amazonie bien aimée »), le 12 février (1). Présentation d’un texte attendu qui n’a pas avalisé les vœux du synode d’ordonner des diacres permanents mariés.
Rarement texte pontifical aura été attendu avec une telle incertitude. Tous les regards étaient braqués sur la question : le pape validera-t-il la demande du synode sur l’Amazonie, tenu à Rome en octobre dernier, d’ordonner prêtres des diacres permanents mariés, en limitant ou non cette possibilité à l’Amazonie ? Question pressante aux conséquences théologiques importantes, tant un changement en la matière bouleverserait l’approche du sacerdoce, au point que le pape émérite Benoît XVI et le cardinal Robert Sarah avaient jugé opportun d’intervenir pour expliquer les fondements du célibat sacerdotal qui est bien plus qu’une simple loi ecclésiastique révocable sur commande (2). Cela aurait été une petite révolution allant à l’encontre de tous les textes magistériels récents qui ont abordé cette question, depuis Vatican II (Presbyterorum Ordinis, 16) et saint Paul VI en 1976 (Sacerdotalis coelibatus) jusqu’à saint Jean-Paul II en 1992 (Pastores dabo vobis, 29).
On sait combien François aime « initier des processus » et l’on peut dire qu’il a tout fait pour que l’ordination d’hommes mariés soit abordée au synode avec le résultat que l’on sait d’un vote favorable à cette réforme (n. 111 du Document final), ne serait-ce que par le choix très orienté des participants peu représentatifs de l’Église universelle. François est néanmoins un fin stratège et l’on peut penser qu’il a voulu « tester » l’opinion catholique sans avoir le projet de passer cette réforme « en force », sachant très bien que même si elle avait été limitée à l’Amazonie, certains épiscopats (allemand, belge ou suisse) en auraient vraisemblablement pris prétexte pour l’imposer dans leur pays. On sait que François a plusieurs fois affirmé son attachement personnel au célibat sacerdotal, mais il y a un signe assez fort qui montre que, dès la fin du synode, il était déjà décidé à ne rien faire sur ce sujet : dans son discours de clôture, le 26 octobre 2019, François l’avait totalement ignoré, n’en avait pas dit un seul mot.
Ajoutons que si une majorité qualifiée (des deux tiers) s’était dessinée en faveur de la proposition 111 – mais, on l’a vu, avec des participants triés sur le volet –, celle-ci, à peine votée, avait déclenché une opposition d’une rare ampleur dans l’Église, chez les prêtres surtout et jusqu’au plus haut niveau parmi nombre de cardinaux, sans parler de la déstabilisation qui a largement touché le petit peuple des fidèles. Bref, il était évident qu’une telle mesure allait générer de graves et durables divisions dans l’Église, le pape a donc été sage de n’y pas donner suite. En mettant la question du célibat sacerdotal en débat – rien ne l’y obligeait –, il avait néanmoins suscité des espoirs auprès de ceux, majoritairement situés du côté progressiste, qui aspiraient à ce changement. Et ces derniers n’ont pu qu’être fort déçus de ce qu’ils ne manqueront pas d’analyser comme un recul du pape face à la pression des conservateurs. Déjà, en Allemagne, des voix s’élèvent pour s’en plaindre et le cardinal Marx lui-même, archevêque de Munich, a renoncé, à la surprise générale, à être candidat en mars pour un nouveau mandat à la tête de la Conférence des évêques de son pays.
Le fait que François ne parle pas de l’ordination d’hommes mariés dans Querida Amazonia ne signifie toutefois pas que la page soit définitivement tournée. En effet, il laisse une porte ouverte au début de son exhortation en précisant qu’il ne « prétend pas remplacer ni répéter » le « Document de conclusion » du synode que, volontairement, il ne cite pas une seule fois, parce qu’il invite à lire ce texte en espérant « que toute l’Église se laisse enrichir et interpeller par ce travail » (n. 4). Ce qu’a confirmé Andrea Tornielli, directeur éditorial du Dicastère romain pour la communication, dans un éditorial du 12 février qui, à propos du célibat, dit : « la question est débattue depuis longtemps et pourra l’être encore à l’avenir ».
Le contenu de l’exhortation
Venons-en maintenant au contenu de l’exhortation, dont il faut noter que le pape a voulu lui donner une dimension universelle en ne l’adressant pas qu’à la seule Amazonie, mais « à tous » (n. 5), « au peuple de Dieu et à toutes les personnes de bonne volonté », comme l’indique le sous-titre. Ce texte est organisé en quatre « rêves » qui sont autant de chapitres.
Le premier est « un rêve social » et lie la question sociale à celle de l’écologie, fustigeant ceux qui ne se préoccupent que de la seconde en oubliant la première. Avec sa verve habituelle, François dénonce les injustices et crimes commis contre les peuples indigènes, victimes de « colonisateurs » qui ont aujourd’hui le visage d’« entreprises, nationales ou internationales, qui détruisent l’Amazonie » (n. 14) et exploitent sans vergogne pour leur plus grand profit forêt et industrie minière, chassant les autochtones de leur territoire et entraînant des « mouvements migratoires vers les périphéries des villes » où « ils trouvent les pires formes d’esclavages, d’asservissements et de misères » (n. 10). Et il ajoute : « Nous ne pouvons pas permettre que la globalisation se transforme en “un nouveau type de colonialisme” » (n. 14).
Tout en fustigeant les « graves excès de la colonisation », il a rendu hommage aux « nombreux missionnaires » qui ont tout quitté en « acceptant une vie austère et difficile aux côtés des personnes les plus vulnérables » (n. 18), sans nier toutefois que l’ivraie s’était aussi mélangée au bon grain, ce pour quoi il a demandé pardon (n. 19).
Le deuxième rêve est « culturel » et appelle à « cultiver sans déraciner, aider à croître sans affaiblir l’identité, promouvoir sans envahir. De même qu’il y a des potentialités dans la nature qui peuvent se perdre pour toujours, la même chose peut arriver avec les cultures qui portent un message non encore écouté, cultures plus que jamais menacées aujourd’hui » (n. 28). Et le pape poursuit : « Je désire maintenant rappeler que “la vision consumériste de l’être humain, encouragée par les engrenages de l’économie globalisée actuelle, tend à homogénéiser les cultures et à affaiblir l’immense variété culturelle, qui est un trésor de l’humanité”. […] Pour éviter cette dynamique d’appauvrissement humain, il faut aimer les racines et en prendre soin » (n. 33). Et encore : « L’économie globalisée altère sans pudeur la richesse humaine, sociale et culturelle. La désintégration des familles, en raison des migrations forcées, affecte la transmission des valeurs, parce que “la famille est, et a toujours été, l’institution sociale qui a le plus contribué à maintenir vivantes nos cultures” » (n. 39).
Le troisième « rêve » est « écologique ». François explique que dans un lieu comme l’Amazonie, « où existe une relation si étroite entre l’homme et la nature », il convient « d’aider le cœur de l’homme à s’ouvrir avec confiance à ce Dieu qui, non seulement a créé tout ce qui existe, mais qui s’est aussi donné lui-même à nous en Jésus-Christ. Le Seigneur, qui le premier prend soin de nous, nous enseigne à prendre soin de nos frères et sœurs et de l’environnement qu’il nous offre chaque jour. C’est la première écologie dont nous avons besoin. » (n. 41). Et cela ne peut se faire sans inclure « un aspect éducatif qui provoque le développement de nouvelles habitudes », notamment pour « choisir un autre style de vie, moins avide, plus serein, plus respectueux, moins anxieux, plus fraternel » (n. 58).
Le « rêve ecclésial »
Le quatrième « rêve », enfin, est « un rêve ecclésial » et François prévient d’emblée : « pour que cette incarnation de l’Église et de l’Évangile soit possible, la grande annonce missionnaire doit résonner, encore et encore » (n. 61). Il y a là de beaux passages sur « l’annonce indispensable en Amazonie » et la nécessité d’une juste « inculturation » (n. 66).
Pour pallier le manque de prêtres dans cette région, François refuse donc l’ordination d’hommes mariés, tant il est vrai que l’expérience montre qu’elle n’a jamais été un remède pour faire naître les vocations ; bien au contraire cette fausse « solution » rabaisse la vocation sacerdotale – et donc éloigne des jeunes avides d’exigence – et crée un ministère à deux vitesses avec des prêtres mariés « au rabais », accaparés par leur famille et limités dans leur progression (ils ne peuvent devenir évêques). François promeut le seul moyen réaliste, à savoir d’encourager généreusement l’envoi de missionnaires en Amazonie (n. 90).
Ce chapitre se termine par un magnifique hommage du pape aux femmes qui ont permis de maintenir et transmettre la foi en Amazonie en l’absence de prêtres. « Cela nous invite à élargir le champ de vision pour éviter de réduire notre compréhension de l’Église à des structures fonctionnelles. Ce réductionnisme nous conduirait à penser qu’on n’accorderait aux femmes un statut et une plus grande participation dans l’Église seulement si on leur donnait accès à l’Ordre sacré. Mais cette vision, en réalité, limiterait les perspectives, nous conduirait à cléricaliser les femmes, diminuerait la grande valeur de ce qu’elles ont déjà donné et provoquerait un subtil appauvrissement de leur apport indispensable » (n. 100). La porte ouverte vers les diaconesses est ainsi fermée sans ambiguïté, les femmes apportant « leur contribution à l’Église d’une manière spécifique, en prolongeant la force et la tendresse de Marie, la Mère » (n. 101).
Au final, ce texte qui avait suscité tant d’inquiétude se révèle une belle médiation sur cette région du monde encore si peu connue.
Christophe Geffroy
(1) Pape François, Chère Amazonie, Bayard/ Cerf/Mame, 2020, 92 pages, 3,90 €.
(2) Cf. Des profondeurs de nos cœurs, Fayard, 2020 (voir La Nef n°322, p. 6-8).
© LA NEF n°323 Mars 2020