Boris Johnson © U.K. Prime Minister-Commons.wikimedia.org

Une révolution anglaise…

On comprend de mieux en mieux pourquoi le Brexit fit l’objet d’une lutte si dure, si riche en rebondissements qu’on a pu la décrire comme « homérique ». En Grande-Bretagne, le rôle de l’establishment est tel (historiquement, ce n’est pas le peuple qui est souverain, mais le Parlement, chose toute différente) que la voie référendaire, pourtant clairement exprimée en 2016, ne fut pas suffisante : il fallut la vertu d’un deus ex machina surgi in extremis, Boris Johnson, pour que le suffrage populaire confirme, le 12 décembre dernier, un Brexit que les manœuvres dilatoires de ses puissants opposants entendaient différer indéfiniment. La gravité de l’enjeu apparaît de plus en clairement à mesure qu’il produit ses premiers effets : un Royaume qui, à l’image de son Premier ministre, décoiffe déjà sérieusement.
Peut-être la rupture la plus spectaculaire se fera-t-elle sur la question migratoire, dont il fallut toute la frilosité de la presse pour cacher qu’elle entra pour une bonne part dans le choix des brexiteurs ; question que connaît fort bien l’ancien maire d’une métropole dont la plupart des quartiers sont transformés en des sortes de bantoustans infâmes où les Londoniens, au sens ancien du terme, n’auraient jamais l’idée de mettre les pieds. D’où la manière très décomplexée avec laquelle il vient de renvoyer vers la Jamaïque, par charter, une poignée de repris de justice et de clandestins – une poignée seulement, en raison de l’obstruction d’« hommes de lois » qui lui fit dire qu’on allait donc changer la loi. C’est d’ailleurs toute la législation migratoire que le truculent Boris annonce vouloir revoir au plus vite. Alors que l’ancien membre de l’UE doit encore, pendant un an, accepter la libre circulation sur son sol de tous les immigrés entrés sur le territoire de « l’Union », le nouveau ministre de l’Intérieur, Preti Patel, a annoncé dans une tribune publiée dans le Sun du 16 février : « À partir de l’an prochain, tous les travailleurs qualifiés devront disposer de suffisamment de points pour travailler au Royaume-Uni ; ils devront parler anglais, disposer d’une offre d’emploi ferme et satisfaire à des exigences salariales élevées. » Révolution pas si tranquille…

Ne pas tomber dans les bras de Washington
Net changement aussi en politique étrangère. Nous avons noté le mois dernier que, lors du conflit qui venait d’opposer Washington et Téhéran, la réaction de Paris et Berlin fut étonnamment équilibrée, appelant « les deux camps » à la modération, ce qui pouvait être regardé comme un camouflet pour M. Trump. Or, contrairement à ce qu’on pouvait craindre, Johnson ne fit aucune difficulté pour joindre sa signature au communiqué commun ; mieux, il s’offrit même le luxe de mettre en garde le Président américain, qui menaçait de bombarder des sites culturels persans, en lui rappelant qu’il sortirait alors du droit international…
D’ailleurs, le nouveau Premier britannique ne rate pas une occasion d’afficher son indépendance vis-à-vis de l’envahissant Trump, tenu à distance sur maints sujets – y compris les plus techniques, quand il rejoignit la position européenne sur le géant informatique chinois Huawei que Washington demande de boycotter. Il fut notable que Johnson ait reporté à l’après-Brexit la visite que Trump devait faire à Londres avant les élections de décembre ; reportée une première fois à mars prochain, ladite visite l’est une fois de plus – ce ne sera sans doute que pour juin. Un observateur léger a pu dire que Johnson jouait Trump vaincu, ce qui serait curieux de la part de celui qui est aussi président du parti Tory et entretient à ce titre d’étroites relations avec les Conservateurs états-uniens. D’autres ont parlé d’inimitié personnelle, le Britannique ayant déclaré, en 2016, qu’il n’avait pas l’intention de se rendre à New York (où pourtant il est né), « pour ne pas prendre le risque de rencontrer Trump ». Il n’y a en fait ni inimitié ni défiance : émule de Churchill (dont il se fit aussi le biographe), Johnson ne veut pas quitter l’orbite européenne pour se jeter dans les bras de Washington : stratégie d’équilibre qui permet de jouer sur les deux tableaux, y compris l’européen.

Londres, phare d’une nouvelle Europe ?
Johnson, lecteur de Roger Scruton (l’un des maîtres-penseurs du conservatisme contemporain, disparu quelques jours avant un Brexit qu’il avait appelé de ses vœux), sait bien qu’il n’est arrivé au pouvoir qu’en revenant à ce conservatisme social qui, au XXe siècle, dans la ligne d’un Disraeli, unifia le royaume autour de la Reine, du petit peuple laborieux et de cette partie chrétienne de la veille gentry qui n’oublie pas que « noblesse oblige » – à l’encontre des libéraux et des premiers socialistes. Par son programme social (plus pragmatique que libéral, chose étonnante dans un Parti toujours hanté par une Thatcher dont il est ici l’antithèse), Johnson s’inscrit à l’exact opposé des constructivismes des « Lumières » – dont, viscéral anti-moderne sur le plan sociétal, il est loin d’être un adepte. Il a d’ailleurs dépêché un haut responsable du parti Tory à Budapest pour nouer des liens avec le Fidesz, puis avec le PiS polonais – toute cette « vieille Europe » vient de se retrouver à Rome, avec une délégation britannique et, pour la France, Marion Maréchal.
Bref, on verra de mieux en mieux que Johnson n’est pas seulement « l’homme du Brexit », mais bien davantage. Surtout si, comme plusieurs signes le montrent déjà, l’actuelle « révolution conservatrice » britannique s’appuie, et peut-être sert de pôle à celle qui s’opère un peu partout en Europe (à la Hongrie et la Pologne, ajoutons l’Autriche et, dans une certaine mesure, le Danemark et la Grèce, sans parler de mouvements conservateurs bouillonnants en Italie, en Espagne, en Bavière…). En un mot, Johnson, d’autant plus Européen qu’il est délivré des chaînes de l’UE, pourrait bien inspirer l’avènement d’une tout autre Europe…

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°323 Mars 2020