ÉDITORIAL
La situation de l’Occident est quelque peu paradoxale. C’est la première fois, dans notre longue histoire, que nous vivons une si longue période de paix et de prospérité. Nous ne mourrons plus de faim ni de maladies précoces, nous travaillons moins que nos ancêtres et bénéficions de longs temps de loisir et de vacances. Et malgré cela, le baromètre est à la morosité, des peurs diverses nous guettent, beaucoup désespèrent de l’avenir ! Bref, c’est plus l’inquiétude qui domine que le sentiment d’un bonheur partagé !
Comment expliquer ce paradoxe ? La question est éminemment complexe, je n’ai pas la prétention de la régler ici, je souhaiterais juste fournir quelques pistes de réflexion sur ce malaise occidental, dû, me semble-t-il, à la concomitance de quatre ruptures fondamentales.
1/ Une rupture sociale et politique
Le modèle politique occidental, dont on croyait qu’il avait une vocation universelle il y a encore quelques décennies, est à bout de souffle (1). Le mondialisme et la financiarisation de l’économie ont couronné le règne sans partage de l’argent roi, effaçant les frontières et ridiculisant l’enracinement, faisant des hommes de simples rouages d’ajustement pour l’optimisation des profits. À l’insécurité sociale croissante s’est ajoutée une insécurité culturelle pas moins angoissante engendrée par une immigration de masse et l’installation en Europe d’un islam d’autant plus revendicatif que le nombre de ses fidèles augmente. Et l’Union européenne, loin de nous protéger de ces maux, en est largement responsable.
Quant à la démocratie, elle apparaît à beaucoup comme confisquée par une petite élite hors sol qui accapare tous les pouvoirs (politique, médiatique, culturel) et qui n’est plus du tout représentative de la France profonde dans sa variété, d’où l’opposition de plus en plus irréductible entre la « France d’en haut » et la « France périphérique » (Christophe Guilluy), ou encore entre les Anywhere, citoyen du monde partout chez eux, et les Somewhere, en recherche de liens et d’enracinement (David Goodhart). La crise des Gilets jaunes s’inscrit très clairement dans ce schéma de rupture sociale et politique, de même que l’émergence des populismes européens.
2/ Une rupture anthropologique
La conception moderne de la liberté, en quête permanente d’émancipation, liée à un individualisme exacerbé, a fait sauter toutes les limites – spirituelles, naturelles, culturelles – aux désirs de l’homme, désirs qui se traduisent en autant de nouveaux droits de l’homme intangibles que l’on impose dans un climat d’hypermoralisme étouffant et sectaire.
Il est faux, cependant, de croire que toutes les « avancées » sociétales soient neutres – depuis le divorce, l’avortement, le « mariage pour tous », la théorie du genre, la PMA et la GPA avec l’effacement de la filiation, le transhumanisme… : elles contribuent toutes à détruire progressivement l’humain mais aussi la famille qui est la cellule de base de la société sans laquelle cette dernière ne peut que finir par se désagréger.
3/ Une rupture écologique
Il s’agit là d’un sujet où il n’est pas toujours aisé de faire la part entre le vrai et le faux, il n’en demeure pas moins que personne n’affirme sérieusement qu’il n’y a aucun problème écologique : pollutions, climat, recul et disparition des espèces, limite des ressources énergétiques et des matières premières, fonte des glaciers, recyclage des détritus… Mais alors que la peur est habituellement fustigée comme un sentiment irrationnel lorsqu’il s’agit de mondialisation, d’immigration et de risque de perte d’identité, elle devient une vertu en écologie, les médias n’hésitant pas à entretenir un climat d’anxiété et de culpabilisation, évoquant même un possible « effondrement » du système.
Il est bien de fustiger l’« hyperconsommation », d’appeler à « changer nos modes de vie », mais reconnaissons que les remèdes concrets et crédibles demeurent bien nébuleux, la barrière entre « hyperconsommation » et consommation « légitime », par exemple, paraissant bien floue – toute société ne pouvant subsister sans consommation.
4/ Une rupture spirituelle
Les sociétés occidentales sont marquées, depuis deux siècles, par une sécularisation qui s’est particulièrement accélérée depuis une trentaine d’années. Nous avons banni toute transcendance et cantonné la religion dans la sphère privée – du moins cela s’est fait pour le christianisme et le judaïsme. Résultat ? L’État, officiellement « neutre », a favorisé l’émergence du matérialisme et de l’athéisme provoquant une crise générale du sens et du sens de la vie plus particulièrement. Le nécessaire « changement de mode de vie » ne commencerait-il pas par un retour vers Dieu ?
La simultanéité de ces ruptures est révélatrice de la fin d’un monde. L’époque est ainsi à la fois tragique et passionnante, tout étant à reconstruire…
Christophe Geffroy
(1) Sur cet aspect, voir l’excellent essai de Chantal Delsol, Le crépuscule de l’universel, Cerf, 2020.
© LA NEF n°323 Mars 2020