La plupart des historiens s’accordent pour voir dans l’affaire Dreyfus (1894-1906) le moment où émerge en France la figure de l’« intellectuel ». En publiant son célèbre « J’accuse… ! » adressé au président de la République, Félix Faure, à la Une de l’Aurore le 13 janvier 1898, Émile Zola ouvre la voie à l’intervention des gens de l’esprit dans les débats qui agitent alors la société. Dans son Plaidoyer pour les intellectuels (1972), Jean-Paul Sartre définissait ainsi l’intellectuel : « Originellement… l’ensemble des intellectuels apparaît comme une diversité d’hommes ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature, etc.) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leurs domaines et critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d’une conception globale et dogmatique (vague ou précise, moraliste ou marxiste) de l’homme. » Sartre, curieusement si l’on tient compte de ses engagements partisans, donnait là une définition assez neutre. Bien avant lui, Julien Benda, dans La trahison des clercs (1927) conférait une mission particulière aux intellectuels, celle de s’exprimer au nom de « l’humanité » pour défendre la « justice », donc « un principe abstrait, supérieur et directement opposé aux passions politiques », faute de quoi l’intellectuel manque à sa fonction morale.
Ce magistère moral dont s’emparent les intellectuels à l’aube du XXe siècle a pu se développer grâce au développement de la presse, des libertés civiques et de l’instruction publique. Cette prétention, qui supposait les intellectuels dotés d’une clairvoyance privilégiée, a dès l’origine, au temps de l’affaire Dreyfus, été contestée par de nombreux « lettrés » qui, à l’instar de Maurice Barrès, ont critiqué l’universalisme des intellectuels auquel ils opposaient « la revendication anti-intellectualiste de l’enracinement. À l’orgueil d’une élite intellectuelle, isolée des “masses” par ses abstractions, il oppose “l’instinct sûr” du petit peuple, de “ces populations qui gardent le sang de la nation” et détiennent la vérité nationale contre “le parti de l’étranger” » (1). Cette critique de Barrès est celle de toute la droite littéraire, de Brunetière à Maurras. « On comprend ainsi pourquoi, par la suite, les termes d’intellectuels et d’intellectuels de gauche seront souvent pris pour synonymes, la droite refusant d’attribuer aux hommes de pensée des aptitudes spéciales en politique » (2). Et cela explique aussi pourquoi la gauche a toujours confondu la défense de ses idées avec un combat moral du « Bien » et du « Progrès » contre le « Mal », position idéologique qui prend sa source dans la Révolution française dont elle a accaparé le mythe, celui d’une libération populaire contre un régime oppressif de nantis. Et c’est parce qu’elle est persuadée d’être le camp du bien qu’elle a une propension innée à « criminaliser » ses contradicteurs.
L’affaire Dreyfus devait également inaugurer une nouvelle forme d’action politique : la pétition. Au lendemain du « J’accuse… ! », l’Aurore publiait une « protestation » – connue depuis sous le titre de « Manifeste des intellectuels » – demandant la révision du procès et signée d’une douzaine de personnalités, avec en tête Émile Zola et Anatole France, mais aussi Daniel Halévy, Marcel Proust, etc. Très vite, la liste des signataires s’étoffa au fil des numéros et le succès de l’opération poussa les anti-Dreyfusards à faire de même en publiant, en octobre 1898, une pétition appelant à s’unir pour défendre « les traditions de la Patrie française ». De cette initiative est née, sous l’impulsion de Maurice Barrès, la Ligue de la Patrie française qui reçoit le soutien de vingt-deux académiciens. Ainsi que le souligne Jean-François Sirinelli, le précédent de 1898 est gros de malentendus futurs : « par une sorte de glissement, nombre de clercs [comprendre intellectuels] penseront bientôt avoir vocation à trancher sur tous les points qui divisent la communauté civique. C’est au nom de l’entendement que les clercs de tous bords ont désormais, implicitement et parfois explicitement, revendiqué leur droit – et souvent, selon eux, leur devoir – à l’engagement, et justifié leur pouvoir d’influence » (3).
Dès lors le combat intellectuel tend à se distinguer du combat politique, au sens de celui des partis en vue de la prise du pouvoir, même s’ils se rejoignent bien souvent. Nous ne pouvons ici brosser un tableau exhaustif de l’histoire des intellectuels, aussi nous arrêterons-nous à quelques étapes marquantes.
Ce qui frappe, quand on examine les querelles de l’époque, c’est tout à la fois la liberté de parole, la vigueur et même parfois l’extrême violence des propos, mais aussi la qualité des débats auprès desquels les nôtres font bien pâle figure. Et dans ce paysage intellectuel, la droite occupe une place qui n’a rien à envier à celle de la gauche. Nous sommes alors sous la IIIe République et le régime a moins de trente ans d’existence. Malgré le ralliement prôné par le pape Léon XIII en 1891, la République est loin de faire l’unanimité. C’est dans ce contexte que Charles Maurras, qui avait rejoint en 1899 la revue l’Action Française fondée par Maurice Pujo et Henri Vaugeois, convertit cet organe à la monarchie et le fait passer du nationalisme républicain au nationalisme royaliste, qu’il théorise sous le qualificatif de « nationalisme intégral ». C’est l’époque où il consulte nombre de personnalités de la vie intellectuelle et culturelle, consultations qui seront rassemblées dans un livre d’un large rayonnement et plusieurs fois réédité entre 1901 et 1924 : Enquête sur la monarchie.
L’INFLUENCE DE L’ACTION FRANÇAISE
L’influence de l’Action Française est alors importante : nombre de grands écrivains ont été proches, à un moment ou un autre, de cette mouvance, et une bonne part de la jeunesse intellectuelle a collaboré au journal, devenu quotidien en 1908. Dans Notre avant-guerre (1941), Brasillach dépeint admirablement la force d’attraction des idées maurrassiennes auprès des élèves de Normale Sup. On en a un autre signe à travers l’enquête d’Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui (1913), et le manifeste d’Henri Massis Pour un parti de l’intelligence (1919), en réponse à celui de Romain Rolland paru dans l’Humanité. Maurras, cependant, n’a jamais réussi à rallier à sa cause le nationaliste Maurice Barrès, demeuré républicain. De même Péguy, dreyfusard de la première heure et patriote intransigeant, passé d’un socialisme mystique au christianisme, est toujours demeuré éloigné de l’AF, lui qui cherchait à unir passé et présent, monarchie et république.
Aujourd’hui, on s’étonne du rayonnement de l’AF, car en notre époque aseptisée, on s’offusque de la violence de ses écrivains – et aussi, il est vrai, d’un antisémitisme qui, pour n’être pas « racial » comme celui des nazis, n’en apparaît pas moins odieux aujourd’hui. On cite souvent cette sortie de Maurras dans l’Action Française du 13 janvier 1936 qui lui valut 250 jours de prison : « Eh bien ! si cette guerre éclate, les responsables en répondront ; il faut le leur faire savoir. Vous, lecteurs, découpez l’article qui porte la menace avec les noms de ses auteurs. Serrez-le dans votre portefeuille. Si le carnage arrive, faites que ces auteurs puissent y passer les premiers. » Ce que l’on oublie, c’est qu’en face, à gauche, le ton est tout aussi virulent. On pouvait lire, par exemple, dans le journal de Léon Blum, Le Populaire, le 1er novembre 1935 : « Que sonne l’heure de la mobilisation et, avant de partir sur la route glorieuse de leur destinée, les mobilisés abattront MM. Béraud et Maurras comme des chiens. » Mais l’auteur de ces lignes, lui, n’a pas été emprisonné.
La Grande Guerre, en réalisant l’« Union sacrée » à laquelle l’AF se joint, contribue à asseoir la légitimité de la République, rendant plus aléatoire une restauration monarchique, tandis que la condamnation de l’Action Française par le pape Pie XI (1926) porte un coup sévère au mouvement royaliste – condamnation levée en 1939 alors que son influence a baissé et qu’il n’a pu profiter de l’effervescence créée par le contexte de crise, prologue à la violente manifestation antiparlementaire du 6 février 1934 qui se solda par une trentaine de victimes.
Autre pôle intellectuel important de cette époque : la NRF (Nouvelle Revue française) fondé par André Gide en 1909. Peu engagée politiquement, la revue a un souci avant tout littéraire, son objet étant la « défense et l’illustration de la langue française ». Nombre d’écrivains célèbres y firent leurs premières armes, comme André Malraux ou Jean-Paul Sartre. Après la Grande Guerre, c’est Jacques Rivière qui prend la tête de la revue éditée par Gaston Gallimard, tandis que Gide, un temps attiré par le communisme, s’enthousiasme pour l’expérience soviétique, jusqu’à ce qu’un voyage sur place, à l’été 1936, le dégrise.
La tentation communiste a été une constante chez les intellectuels et les écrivains depuis la révolution bolchevique de 1917 et la création du Parti communiste (PCF) en 1921. Début 1927, cinq membres du groupe surréaliste adhèrent au PCF (dont Breton, Aragon et Eluard). Alors que le stalinisme s’impose dans le sang, Aragon, de retour d’URSS en 1931, compose une ode à la gloire du Guépéou, « Front rouge » :
« L’éclat des fusillades ajoute au paysage
Une gaieté alors inconnue
ce sont des ingénieurs des médecins qu’on exécute
Mort à ceux qui mettent en danger les conquêtes d’octobre
Mort aux saboteurs du plan quinquennal ».
Le totalitarisme, les épurations, la grande famine en Ukraine (Holodomor) sciemment provoquée par Staline en 1932-1933 qui fit entre 3 et 5 millions de victimes – et révélée au grand public par Boris Souvarine dès 1935 –, les procès de Moscou (1936-1938), rien n’ouvrit les yeux des « compagnons de route » sur l’effroyable réalité du communisme. Au contraire, face à la montée des fascismes, les communistes réussirent à être le fer de lance de l’« antifascisme ». En France, toutefois, le fascisme n’eut avant-guerre qu’une audience limitée, principalement via le PPF de Jacques Doriot qui attire quelques intellectuels comme Drieu la Rochelle, Jouvenel ou Fabre-Luce.
L’entre-deux-guerres est également un moment qui voit émerger une pensée chrétienne dynamique. Une génération d’écrivains catholiques se fait déjà remarquer à partir de la fin du XIXe siècle derrière Bloy, Huysmans, Claudel… Après-guerre, Bernanos connaît le succès en 1926 avec Sous le soleil de Satan. D’abord proche de l’Action Française, il se fâche avec Maurras en 1932, puis, bien que toujours royaliste, il fustige, dans Les grands cimetières sous la lune, la prétention des franquistes à mener, pendant de la guerre d’Espagne (1936-1939), une « croisade » contre les « rouges », alors que les massacres d’innocents sont communs aux deux camps ; il se retrouve aux côtés de Maritain et Mauriac en opposition avec la majorité des chrétiens, lesquels, à l’instar de Claudel, soutiennent Franco, parce qu’avant tout les bouleverse l’affreuse persécution contre les catholiques. Enfin, retiré au Brésil, Bernanos assiste impuissant à l’effondrement de la France et soutient la flamme de la Résistance.
LE RENOUVEAU THOMISTE
Le philosophe Jacques Maritain, converti en 1906, a été, avec Etienne Gilson, à l’origine du renouveau du thomisme et son immense rayonnement contribua à la conversion de beaucoup d’âmes. Son souci évangélique et missionnaire se manifesta surtout par les « cercles thomistes » de Meudon où gravitèrent des hommes et des femmes de tous horizons. Il développa une philosophie politique chrétienne avec notamment Humanisme intégral (1936) et L’homme et l’État (1953). Soutien de la Résistance, le général de Gaulle le nomma après-guerre ambassadeur de France près le Saint-Siège, puis, rejeté par l’université française, il enseigna la philosophie à Princeton aux États-Unis. Son absence de France laissa le champ libre à l’hégémonie existentialiste de Sartre, alors qu’il était sans doute le seul philosophe d’envergure capable de la contrecarrer.
Les années trente virent aussi apparaître une nébuleuse de groupes et revues d’inspiration « personnaliste » conduite par de jeunes intellectuels désireux de renouveler la pensée politique face à ce qu’ils pressentaient comme une « crise de l’homme » : Jean-Louis Loubet del Bayle les nomma « Les non-conformistes des années 30 », titre de l’ouvrage qu’il leur a consacré (4). Trois courants s’en détachent : la revue Esprit fondée par Mounier en 1932 avec le soutien de Maritain, bien qu’il n’en partageât pas toute la ligne ; « Ordre Nouveau » avec Robert Aron et Arnaud Dandieu ; « Jeune Droite » où se retrouvent des plus ou moins dissidents de l’AF comme Jean de Fabrègues, Jean-Pierre Maxence, Thierry Maulnier.
La Seconde Guerre mondiale qui s’approche va profondément changer la situation du débat intellectuel en France. En effet, la gauche va réussir à s’approprier tous les leviers culturels au prétexte qu’elle incarne la Résistance quand la droite est assimilée à Vichy et à la collaboration. Qu’importe que les premiers résistants aient été de droite, tels Henri Frenay ou Honoré d’Estienne d’Orves, que Vichy ait séduit des politiques de droite comme de gauche, que les communistes aient d’abord ménagé les nazis tant que l’Allemagne et la Russie soviétique étaient tenues par leur pacte de non-agression : le mythe du « parti des 75 000 fusillés » s’est d’autant mieux imposé que l’épuration a été sévère et à sens unique. Bref, l’après-guerre est une période de domination sans partage de la pensée de gauche, et d’abord d’un marxisme virulent et sectaire où émerge la figure incontournable de Jean-Paul Sartre, lui-même « compagnon de route » du PCF de 1952 à 1956, qui écrira : « un anticommunsite est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais… » C’est le même qui osa proclamer en 1954 : « La liberté de critique est totale en URSS » (5).
L’anticolonialisme avec les guerres d’Indochine et d’Algérie fournit à une gauche pacifiste une matière abondante où se manifeste son ressentiment contre la France et son armée, au nom de l’universalisme, retrouvant par là même les origines de ses combats intellectuels. Dans ce contexte, Albert Camus (qui est pied-noir), pourtant homme de gauche, apparaît comme un esprit libre et rebelle, et Raymond Aron, longtemps éditorialiste au Figaro, comme le principal opposant libéral à la pensée dominante de gauche. Le grand philosophe catholique Gustave Thibon (qui, durant la guerre, avait accueilli chez lui, en Ardèche, Simone Weil avec laquelle il s’était lié d’amitié) est alors totalement marginalisé, ignoré des médias.
Les soulèvements contre l’oppression communiste, à Budapest en 1956, puis à Prague en 1968, s’ils parviennent enfin à éclairer quelques esprits sur la réalité totalitaire du régime soviétique, ne changent pas fondamentalement la situation du débat intellectuel en France, toujours régenté par la gauche, qui ne voit rien à redire à l’alliance politique avec le PCF, celui-ci ayant pourtant soutenu et justifié la répression partout où un vent de liberté s’est manifesté. Même les révélations de Soljénitsyne et le succès mondial de l’Archipel du goulag (1973) ne la sortent pas de son aveuglement. Ainsi l’inénarrable Bernard-Henry Lévy pousse-t-il la cécité jusqu’à ne voir dans l’URSS qu’« un pays comme les autres » et en Soljénitsyne un « pitre » (6), tandis que Péguy illustre selon lui le fascisme à la française (L’idéologie française, 1981) !
L’extravagante complaisance d’une grande partie des intellectuels français pour le communisme soviétique ne prendra fin… qu’avec la chute de l’URSS, sans que le communisme lui-même fasse l’objet d’une critique systématique et d’un rejet aussi massif que le nazisme – ce fut au reste le « scandale » du Livre noir du communisme (1997) dirigé par Stéphane Courtois que d’oser mettre sur le même plan nazisme et communisme. Ajoutons que si des penseurs de droite avaient parfaitement analysé la perversité du communisme – par exemple Jules Monnerot (Sociologie du communisme, 1949) ou Jean Madiran (La vieillesse du monde, 1975) – sans rencontrer aucun écho, ce seront d’anciens communistes comme Annie Kriegel, Alain Besançon ou François Furet – Le passé d’une illusion, en 1995, eut un immense retentissement comme si l’on découvrait soudainement la vérité ! – qui auront le plus contribué à percer le mur du silence.
CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
En marge de l’opposition intellectuelle gauche-droite, elle-même liée à la guerre des deux blocs Est-Ouest, surgit une critique de la modernité technicienne à l’origine du souci écologique. Jacques Ellul, protestant fervent et très anti-marxiste, est l’une des figures dominantes en France de cette mouvance (à l’étranger, il faut citer Ivan Illich) que les historiens des idées, le plus souvent, ignorent. À travers la modernité et la technique, c’est la primauté de l’argent, de la société marchande destructrice de l’environnement qui est l’objet des diatribes d’auteurs aussi différents que Bertrand de Jouvenel, Louis Dumont, Cornelius Castoriadis ou Guy Debord (La société du spectacle, 1967).
Avec la dislocation de l’URSS et le long déclin du communisme, le débat intellectuel n’en est pas plus libre pour autant. Commence à sévir le phénomène du « politiquement correct » qui substitue à la lutte des classes marxiste l’antiracisme et le combat tous azimuts des droits de l’homme pour l’égalité « contre toutes les discriminations ». Ce combat culmine aujourd’hui avec, d’un côté, l’idéologie multiculturaliste et, de l’autre, la théorie du genre. D’un côté, donc, c’est la nation, l’identité des peuples, l’enracinement qui sont visés, l’idéologie mondialiste, marchande et matérialiste utilisant notamment l’immigration pour parvenir à ses fins qui est le business sans entraves (laquelle immigration a généré l’inextricable problème de l’islam) ; de l’autre, c’est l’anthropologie classique avec comme objectif une émancipation de l’homme de toutes les limites possibles, particulièrement dans le domaine de la sexualité, ainsi que Mai 68 l’a proclamé. Ce second point est la conséquence d’un certain féminisme (Simone de Beauvoir), des théories de Michel Foucault et des philosophes de la « déconstruction » (Derrida, Deleuze, Bourdieu…) qui sont à l’origine de la théorie du genre, ultérieurement systématisée par Judith Butler.
Aujourd’hui, avec la radio, la télévision et internet omniprésents, les gens lisent moins et la culture médiatique a mis sur le devant de la scène des « leaders d’opinion » qui sont davantage des amuseurs publics (Coluche en a été l’archétype) ou des vedettes du show-biz, que des intellectuels dont l’influence recule : le prestige médiatique a remplacé le prestige intellectuel et les débats, souvent d’un très médiocre niveau, sont réservés à de petits cercles choisis, tout esprit libre avançant à contre-courant étant immédiatement ostracisé comme « nouveau réactionnaire ». Cette attitude de défense d’un système à bout de souffle et l’existence même de ces « nouveaux réactionnaires » constituent un signe d’autant plus encourageant que pointe à l’horizon une nouvelle génération pleine de promesses, notamment du côté des penseurs chrétiens (cf. texte ci-dessous).
Christophe Geffroy
(1) Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Seuil, 1997, p. 612.
(2) Michel Winock, op. cit., p. 613.
(3) Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Gallimard/Folio, 1990, p. 37-38.
(4) Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Seuil, 1969, rééd. Points, 2001.
(5) Entretien à Libération, cité par Michel Winock, op. cit., p. 500.
(6) Philippe Cohen, BHL, une biographie, Fayard, 2005, p. 212 et 213.
LES INTELLECTUELS ET LA FOI…
De la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, les chrétiens occupaient une place de choix dans le débat intellectuel et le monde littéraire. Bloy, Huysmans, Péguy, Claudel, Bernanos, Maritain, Gilson, Mauriac, pour ne citer que quelques-uns des noms les plus célèbres, illustrèrent avec brio cette présence. Puis, l’accélération de la sécularisation après-guerre, le matérialisme qui accompagna la forte croissance des « Trente Glorieuses » firent reculer partout la foi, y compris chez les intellectuels. La pensée chrétienne subit comme une traversée du désert, même s’il demeurait ici ou là des îlots de résistance : Jean Guitton, Jacques Ellul, Jean Madiran, Émile Poulat, Jean-Marie Paupert, Gérard Leclerc, Philippe Muray… Marcel Gauchet théorisait le christianisme comme « la religion de la sortie de la religion » (Le désenchantement du monde, 1985).
Puis, au moment où Jean-Paul II appelait les chrétiens à « n’avoir pas peur », à se lancer dans la « nouvelle évangélisation » du vieux continent, bref à sortir pour se confronter au monde, en même temps qu’une magnifique jeunesse répondait à l’appel, on redécouvrait de bons auteurs chrétiens et l’on voyait l’émergence d’une nouvelle génération.
Dans ce mouvement, une place à part doit être faite à René Girard qui, bien que l’essentiel de son œuvre remontât aux années 1961 (Mensonge romantique et vérité romanesque) à 1982 (Le bouc émissaire), ne fut vraiment reçu en France que vers la fin des années 90. La puissance de son œuvre et la façon dont elle crédibilise indirectement le christianisme ont sûrement joué un rôle dans le renouveau de la pensée chrétienne contemporaine. Plus récemment, l’essayiste Jean-Claude Guillebaud publie en 2007 un livre remarqué, Comment je suis redevenu chrétien : désormais, se dire chrétien n’est plus une honte, c’est même plutôt le signe d’un anticonformisme recherché face à une pensée unique antichrétienne de plus en plus étouffante. Ainsi, des auteurs aussi différents que Denis Tillinac, Max Gallo, Richard Millet, François Taillandier ou feu Maurice G. Dantec n’hésitent plus à se réapproprier la foi catholique, tandis qu’un Régis Debray – l’ancien compagnon du « Che », tout un symbole ! –, sans aller jusqu’à la conversion, ne cesse de réhabiliter le « fait religieux ». Sans oublier les philosophes qui n’ont jamais caché leur foi et dont l’apport à la pensée contemporaine est important : Rémi Brague, Chantal Delsol, Pierre Manent, Philippe Bénéton, Henri Hude…
Et la transmission est assurée, puisqu’une nouvelle génération pleine de promesses s’est déjà levée, notamment du côté de Normale Sup (François-Xavier Bellamy, Louis Manaranche, Gaultier Bès, Marianne Durano, Paul Colrat…), mais aussi avec les Fabrice Hadjadj, Olivier Rey, Thibaud Collin, Guillaume Bernard, François Huguenin, Grégor Puppinck, Anne Coffinier…
Christophe Geffroy
© LA NEF n°288 Janvier 2017, mis en ligne le 24 mars 2020