Eric Zemmour © Thesupermat-Commons.wikimedia.org

Les « nouveaux réactionnaires »

Face au joug pesant de la pensée unique, une résistance se met en place à la fin des années 1990. Panorama de ceux que la gauche nomme avec mépris les « nouveaux réactionnaires ».

Nous sommes en 1993. Toute la France est occupée par la pensée de gauche, version mitterrandienne, et la chape droit de l’hommiste, antiraciste, ingérentiste et multiculturaliste pèse durement son poids de plomb sur toute pensée. Mais dans ce bel édifice, la première fissure apparaît que la presse délationniste, notamment sous la plume de l’écrivain Didier Daennickx – à qui Patrick Besson réglera son compte plus tard dans son jouissif Didier Dénonce – nomme « complot rouge-brun ». Selon elle, des liens occultes et adultérins ont été noués à travers les colonnes de L’Idiot international, le journal de Jean-Edern Hallier,entre une frange communiste, représentée entre autres par Marc Cohen, et une frange d’extrême droite, en l’occurrence Alain de Benoist. Bien entendu, l’affaire est montée en épingle, et on lui confère une importance qu’elle n’a alors pas, le rapport de force demeurant toujours, et de façon écrasante, en faveur de la gauche. Néanmoins, ce premier épisode des aventures de ceux que l’on appellera plus tard « les nouveaux réactionnaires » est intéressant en ce que ses acteurs sont toujours en place aujourd’hui, et que les camps commencent de se dessiner. Marc Cohen est devenu depuis l’un des fondateurs et piliers de Causeur. Et à l’autre bord, c’est Edwy Plenel, alors au Monde, qui mène la charge.

C’est alors qu’un autre Cohen fait son apparition, Philippe de son prénom. Ce journaliste de Marianne, aujourd’hui défunt, venu du trotskisme, mais excédé par la pensée dominante notamment sur la question européenne, lance en 1998 la Fondation Marc Bloch (qui deviendra la Fondation du 2 Mars), destinée à rassembler toutes les bonnes volontés dissidentes. Ce think tank compte parmi ses membres des « souverainistes des deux rives », comme Pierre-André Taguieff, Elisabeth Lévy, Henri Guaino, Emmanuel Todd, Paul-Marie Coûteaux, Marc Cohen, Philippe Raynaud, Jean-Pierre Le Goff, Jean-François Colosimo, ou encore Luc Richard et Sébastien Lapaque, les fondateurs de la revue royaliste Immédiatement. C’est la première entreprise d’envergure de destruction du « politiquement correct ». Quoique ses nombreux membres divergent sur certains points, elle bat en brèche les dogmes de l’Europe de Bruxelles ou de l’immigrationnisme, et commence à proposer des alternatives souverainistes ou « républicaines », comme on dit alors. Son travail accouchera quatre ans plus tard de la candidature de Chevènement, qui fut cependant un échec, et parallèlement du premier livre d’Elisabeth Lévy, les Maîtres censeurs, qui résonne comme un coup de tonnerre dans le monde intellectuel français. À la petite équipe se sont greffés entretemps la jeune Natacha Polony, Eric Zemmour, et des écrivains comme Philippe Muray (qui officiait déjà dans L’Idiot) ou Maurice G. Dantec, ainsi que le philosophe Alain Finkielkraut. Même si cette année 2002 est marquée par les manifestations anti-Le Pen, que Muray qualifiait de « shame pride » (la fierté de la honte), la dynamique est en train de s’inverser et la vague commence à se former, avant de déferler.

C’est ce que le chercheur Daniel Lindenberg constate avec à propos dans un livre par ailleurs grotesque, Les nouveaux réactionnaires, publié cette même année 2002. Les listes qu’il y dresse et qui, soyons clairs, relèvent de la dénonciation, sont dans le fond plutôt justes, et la décennie qui s’amorce s’emploiera à le montrer. En 2003, c’est Philippe Cohen qui publie La Face cachée du Monde, enquête minutieuse sur le système de terrorisme intellectuel mis en place par le couple Colombani-Plenel, alors aux commandes du grand quotidien. L’hégémonie intellectuelle et culturelle de la « gauche morale » commence à branler sur ses bases. Dans le même temps, Maurice G. Dantec, qui annonce sa conversion au catholicisme, fait l’objet d’une violente campagne de dénigrement pour avoir échangé des mails avec le Bloc identitaire, quand Michel Houellebecq, qui qualifie l’islam de « religion la plus con du monde » est traîné devant les tribunaux, dont il ressort blanchi.

Des 2003 à 2006 où dans les apparences, le chiraquisme le plus politiquement correct triomphe, les armes se forgent peu à peu dans le secret : Philippe Muray écrit ses textes les plus roboratifs, dénonçant pêle-mêle le festivisme, le « sourire à visage humain » de Ségolène Royal et annonçant aux djihadistes que « nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts ». Un certain Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, commence à faire fond sur cette volonté tacite du peuple français de recouvrer une identité dont il a le sentiment qu’on l’a dépossédé. Parallèlement, un certain monde renvoyé à sa judéité, réelle ou supposée notamment par des populations issues de l’immigration, prend conscience du danger qu’elle encourt. Cela se manifeste particulièrement dans les écrits et interventions d’un Alain Finkielkraut qui se place en porte-à-faux avec la gauche bien-pensante et multiculturaliste.

Mais c’est en 2006 que se produit la véritable déflagration, incarnée dans le frêle personnage d’Eric Zemmour qui s’installe dans sa chaire de critique du monde contemporain sous les feux de l’émission de Laurent Ruquier, On n’est pas couché. C’est là que, dans le développement à grande vitesse des plateformes de vidéos sur internet et des « sites de réinformation » se cristallise la pensée néo-réactionnaire, qui touche alors les masses, leur ouvrant un monde nouveau. Le succès de la pensée zemmourienne ne se démentira pas jusqu’à aujourd’hui, témoin les ventes astronomiques de ses ouvrages, de Mélancolie française au Suicide français.

Dans la roue du journaliste-polémiste se développent des organes de presse comme Causeur, dirigé par Elisabeth Lévy, qui se font fort de s’imposer dans le paysage culturel, et y parviennent partiellement.

Mais paradoxalement, pour reprendre la formule de Zemmour, c’est pour la vie des idées le règne de Sarkozy, dont la pseudo-buissonnisation recouvre un vide abyssal, qui se révélera un « quinquennat pour rien ». Le vrai carburant de la pensée néo-réactionnaire sera le mandat de François Hollande dont les provocations, comme le vote de la loi sur le « mariage pour tous », réveillent enfin les consciences et donnent le coup de fouet nécessaire à la résistance. Alors en quelques années s’imposent de nouveaux auteurs, comme Matthieu Bock-Côté, Vincent Coussedière ou Eugénie Bastié qui viennent concurrencer les vieux chevaux de retour que sont Philippe de Villiers ou Patrick Buisson. Les pages de Causeur, de Valeurs actuelles ou du Figaro Vox leur sont ouvertes, les médias sociaux démultiplient leur puissance de feu et dans la montée du Front national ou de « la droite hors les murs » s’impose la nouvelle petite musique d’une pensée très ancienne, enfin décomplexée.

À cela s’ajoute le passage d’auteurs estampillés de gauche de l’autre côté du fleuve Tartare, Michel Onfray nouant amitié avec Alain de Benoist, Renaud Camus brûlant ses vaisseaux en dénonçant le « grand remplacement », ou Richard Millet faisant feu sur la fausse littérature contemporaine et ses idoles, et le payant chèrement par son licenciement de chez Gallimard.

Au final, et au moment où nous parlons, il serait téméraire de trouver une unité organique à toutes ces pensées, ou de rêver que ce courant, avec toutes ses facettes, se serait imposé définitivement dans le débat français : des bastions comme Radio France demeurent exclusivement aux mains de la vieille gauche, l’Education nationale n’a pas changé non plus, le « monde de la culture » est toujours verrouillé.

Cependant, l’horizon s’est éclairci, et l’on respire un air plus frais que celui d’il y a vingt-cinq ans. L’Obs, Libé, Le Monde se déchaînent en Unes alarmistes sur le retour des réacs ou des cathos, leur monde de métropoles à l’aise dans la mondialisation libérale-libertaire tremble. Certaine révolution est en marche. Pourvu qu’elle continue.

Jacques de Guillebon

© LA NEF n°288 Janvier 2017, mis en ligne le 24 mars 2020