Le libéralisme, philosophique et économique, exerce aujourd’hui une domination concrète quasiment sans partage. Le déclin du communisme dès les années 80 a laissé le champ libre à la suprématie des États-Unis, principal vecteur de l’expansion mondiale du libéralisme, système philosophique et politique qui leur est quasiment consubstantiel. Mais c’est également en Amérique qu’est né dans les années 80 un courant intellectuel qui s’est attaqué au libéralisme, celui des communautariens, nom générique sous lequel on regroupe habituellement au moins quatre universitaires : Charles Taylor, philosophe canadien né en 1931, professeur à l’université McGill de Montréal ; Michael Sandel, né en 1953, professeur de philosophie politique à Harvard ; Michael Walzer, né en 1935, philosophe et professeur à Princeton ; Alasdair MacIntyre, né en 1929, philosophe écossais installé aux États-Unis où il a enseigné dans plusieurs universités. On pourrait y ajouter le nom de Christopher Lasch (1932-1994), dont l’œuvre forme une passionnante critique sociale de notre temps qui va bien au-delà de la critique du libéralisme – il dénonce l’envahissement du moi et du narcissisme qui l’accompagne dans une société de production de masse qui ne donne plus aucun sens à la vie.
La critique du libéralisme par les communautariens a ceci d’intéressant et de neuf qu’elle ne s’inscrit nullement dans une tradition socialiste, mais s’incarne au contraire dans la réalité de la société nord-américaine, avec ses repères propres. On peut dater la naissance de cette critique à la publication du maître-ouvrage de John Rawls, Théorie de la justice (1971), devenu la référence incontournable de justification intellectuelle du libéralisme actuel. Rawls partait du constat que, les sociétés occidentales étant caractérisées par un pluralisme éthique, religieux et politique irréductible, il ne pourrait plus exister de consensus sur la « vie bonne » ni sur le « bien », l’État n’ayant donc pas à favoriser quelque « vertu » que ce soit dès lors qu’aucune n’est plus perçue comme universelle et acceptée comme telle par tous, mais devant demeurer neutre au regard du « bien » pour, à l’inverse, donner la priorité au « juste », afin d’établir des règles d’équité qui permettent de faire vivre ensemble des hommes dénués de fin commune. Ainsi par là la démocratie devient-elle un système procédural pensé sur un modèle contractualiste dont le but est de sauvegarder les droits de l’individu : en aucune façon, ceux-ci ne pourraient être sacrifiés au profit du bien commun (notion vidée de sa substance chez les libéraux).
Si c’est en réaction à cette théorie libérale que se sont élaborées les doctrines communautariennes, il faut bien comprendre qu’elles ne forment nullement un front homogène, la position distincte de chacun des quatre principaux auteurs rendant toute synthèse particulièrement délicate. Aussi notre présentation n’a aucune prétention à l’exhaustivité, et elle n’est qu’une modeste introduction à des pensées parfois stimulantes, parfois aussi contestables en certains points importants.
Michael Sandel est celui de nos auteurs qui, à travers Le libéralisme et les limites de la justice (1982), s’est livré à la critique la plus serrée de Rawls. De même que Taylor et MacIntyre, il rejette l’anthropologie de Rawls où l’homme devient un être désincarné et se construit de façon autonome par le choix souverain des valeurs et des fins qui orienteront sa vie. C’est dans leur esprit une vision qui non seulement conduit à l’atomisation de la société, mais déracine l’homme, l’arrache aux communautés naturelles qui, l’ayant vu naître, ont forcément influé sur son être profond. En quoi l’on peut relever qu’une caractéristique essentielle des communautariens tient dans l’affirmation de l’homme comme créature racinée dont, malgré son destin universel supérieur, l’identité est à l’origine façonnée par un milieu délimité.
Le relativisme est inhérent à la théorie de Rawls ; il est aussi au cœur de la modernité l’un des aspects combattus par Taylor et MacIntyre : plus que le libéralisme en tant que tel, c’est la modernité qu’analyse Taylor. S’il en critique certains aspects, il ne la rejette pourtant pas en bloc et approuve ce qu’il nomme la « culture de l’authenticité », dont l’objectif est l’épanouissement personnel, la quête du moi où vient au jour la vérité du rapport à soi-même. Ce faisant, il n’en conclut nullement que c’est à l’individu de forger ses propres valeurs, il cherche au contraire à contrer le subjectivisme et le relativisme qui seraient les conséquences d’une telle démarche : « L’authenticité, écrit-il, ne s’oppose pas aux exigences qui transcendent le moi : elle les appelle » (MM, p. 49). Mais pour que cela soit viable, précise-t-il, « il doit y avoir un accord fondamental sur les valeurs sans quoi le principe formel d’égalité sera vide ou truqué » (MM, p. 60). Comment obtenir des valeurs communes acceptées par tous ? C’est là, nous semble-t-il, que la pensée de Taylor est le plus faible. Il défend la conception substantielle du bien, mais refuse de recourir pour la justifier à l’autorité de la loi divine, de la loi naturelle ou de la tradition (quoique Taylor soit catholique, cela ne semble guère influencer son analyse). Bernard Gagnon note ainsi que « Taylor tente de réconcilier, à la Hegel, les idéaux de liberté et de bien substantiel […] en faisant de l’homme, lui seul, la rencontre de la liberté et des biens authentiques » (PMP, p. 119). Autrement dit, il reproche à la modernité de ne pas fournir de valeurs morales significatives, et il développe l’idée tendanciellement subjectiviste que c’est au « moi » (celui de l’authenticité et non de l’autonomie) de forger ses valeurs, puisées dans un ordre moral, transcendant mais indéfini.
Sur certains aspects de la modernité, Taylor est pourtant plus convaincant, notamment quand il démontre que les trois principaux malaises actuels de nos sociétés démocratiques sont la « perte de sens », l’« éclipse des fins » et la « perte de la liberté » (MM, p. 18), en raison d’un désintérêt général pour la chose publique, le gouvernement devenant ainsi l’apanage d’une minorité qui, certes maintient les formes extérieures de la démocratie, mais confisque la réalité du pouvoir.
Des quatre auteurs dits communautariens, MacIntyre nous apparaît comme le plus original et le plus fécond. Communiste à la fin des années 40, militant de la gauche britannique, trotskyste dans les années 60, il émigre aux États-Unis en 1969, où il renonce à tout engagement politique. Il se tourne alors vers Aristote et découvre saint Thomas d’Aquin. Il se convertit au catholicisme en 1983. « MacIntyre, écrit son excellent biographe, Émile Perreau-Saussine, place au cœur de sa réflexion ce que le libéralisme tient aux marges de la politique : l’âme, la communauté et la vérité. Une constance se dégage ainsi, sous le chaos apparent. La critique du libéralisme est à la fois la basse continue et la cause finale de son œuvre » (AM, p. 15). MacIntyre, parmi les communautariens, est le seul pour lequel Dieu et la foi orientent la réflexion politique, et cela bien avant sa conversion au catholicisme, au point qu’il s’élève contre la totale séparation du sacré et du profane : « si notre religion est fondamentalement sans rapport avec le politique, alors nous comprenons le politique comme un royaume en dehors du règne de Dieu. Séparer le sacré et le profane, c’est ne reconnaître l’action de Dieu que dans les limites les plus étroites » (AM, p. 119).
MacIntyre, comme les autres communautariens, ne remet pas en cause la démocratie libérale comme forme de régime politique, il conteste la dynamique atomiste, relativiste et finalement nihiliste du libéralisme. L’originalité de MacIntyre repose dans l’importance qu’il accorde à la tradition, notamment comme remède pour lutter contre le relativisme moral : « MacIntyre veut à la fois ruiner le relativisme moral et montrer que la rationalité pratique se déploie dans le contexte d’une communauté particulière. Il parvient à concilier ces deux exigences apparemment contradictoires en développant une philosophie de la tradition. La tradition est le milieu social dans lequel les conceptions de la justice s’articulent à des conceptions morales ; la tradition offre le contexte particulier dans lequel se développe et s’enrichit la rationalité pratique. Les tentatives positivistes de séparer le juste et le bien ignorent la réalité de la vie morale comme de la vie politique » (AM, p. 113).
Deux importants livres de MacIntyre sont disponibles en français. Dans Après la vertu (1981, revu en 1984), il analyse la dérive qui a conduit à l’éclatement de la morale qui rend impossible tout consensus en la matière, tout jugement moral étant devenu aujourd’hui l’expression d’une préférence ou d’un sentiment subjectif. Pour MacIntyre, cette dérive est le fruit d’une lente dégradation des concepts philosophiques et moraux – particulièrement les notions de vertu et de telos (fin) – élaborés par la tradition aristotélicienne et chrétienne qui culmine avec saint Thomas d’Aquin. Est liée à cette tradition, une anthropologie qui reconnaît l’existence d’une nature humaine et un telos humain : tout homme partageant la même nature a une même fin ; mais le péché originel oblige à distinguer « l’homme tel qu’il est » et « l’homme tel qu’il pourrait être s’il réalisait sa nature essentielle ». « Les préceptes qui prescrivent les vertus et proscrivent les vices nous apprennent comment passer de la puissance à l’acte, comment réaliser notre vraie nature et atteindre notre vraie fin » (AV, p. 52).
Jusqu’au Moyen Age, ce schéma était accepté comme partie de la révélation divine, mais aussi comme une découverte de la raison et donc rationnellement défendable. Le nominalisme et ses épigones (protestantisme, Lumières…) font exploser ce consensus en refusant à la raison le pouvoir de saisir la compréhension de la vraie fin de l’homme. « Ils rejettent la vision téléologique de la nature humaine, la vision de l’homme comme doté d’une essence qui définit sa vraie fin » (AV, p. 54). Dès lors, le schéma classique, aristotélicien et thomiste devient inopérant, puisque l’on élimine la distinction entre l’homme tel qu’il est et tel qu’il pourrait être en passant de la puissance à l’acte : l’éthique perd ainsi sa base rationnelle, les vertus leur importance et la notion d’« homme bon » son sens (il y avait jadis un lien entre « homme » et « homme bon » aussi naturel qu’entre « montre » et « bonne montre »). « Cet usage de “bon” présuppose que tout ce qu’on peut appeler bon ou mauvais, y compris les personnes et les actions, a en fait une fonction ou un but donné. Dire que quelque chose est bon, c’est donc aussi émettre un énoncé factuel. […] Dans cette tradition, les énoncés moraux et évaluatifs peuvent être dits vrais ou faux exactement comme tout autre énoncé factuel. Mais dès que la notion des fonctions essentielles de l’homme disparaît de la morale, il devient impossible de traiter les jugements moraux comme des énoncés factuels » (AV, p. 59).
Pour justifier désormais les règles morales, on crée une nouvelle téléologie (l’utilitarisme) ou on leur trouve un nouveau statut (l’impératif kantien basé sur la nature de la raison pratique, par exemple). Mais on n’échappe plus au subjectivisme et au relativisme que le libéralisme a érigé en normes.
Dans Quelle justice ? quelle rationalité (1988), MacIntyre explicite ce que la conception de la justice et la manière dont elle est rendue dans une civilisation doivent à la « rationalité pratique » de la tradition dans laquelle cette civilisation s’inscrit. Approfondissant l’étude de quatre traditions différentes, celle des Grecs anciens, celle de saint Augustin, celle de saint Thomas venue d’Aristote, et celle de Hume et de la philosophie écossaise, il démontre que les Lumières, en érigeant l’homme universel délié de tout passé comme premier concept opératoire, ont rendu impossible tout débat réel sur ce qu’est la raison, la nature de l’homme et ses fins : « Il est impossible qu’une confrontation intellectuelle véritable ait lieu dans l’abstraction et dans la généralité » (QJQR, p. 424). Il tient, pour lui, que dans la rivalité de toutes les traditions, seule celle de saint Thomas et d’Aristote est capable d’englober les autres sans les détruire.
Les réflexions de MacIntyre jusqu’ici évoquées sont dans l’ensemble salutaires. D’autres aspects de sa pensée sont plus contestables. Bien que d’origine européenne, il est fort critique à l’égard du concept d’État-nation, dont il ne perçoit pas la réalité historique qui remonte en Europe au-delà des guerres de religion – au moins pour certains pays comme la France ou l’Angleterre. Il est sur ce terrain rejoint par un autre intellectuel catholique américain, William Cavanaugh, qui ne s’inscrit pas dans ce courant communautarien – ses réflexions le poussent davantage vers la théologie – mais plutôt du côté de Radical Orthodoxy (cf. encadré). Dans un texte de 1984, MacIntyre s’interroge pour savoir si le patriotisme est une vertu, mais il nous semble très mal poser la question (sans aucune référence au Traité sur la vertu de piété filiale de saint Thomas d’Aquin, par exemple) – comme si un juste patriotisme admettait le mal causé par sa propre nation comme un bien – si bien qu’il ne justifie le patriotisme que dans un cadre purement communautaire. Ce qui est plus grave, c’est que ce texte évoque un certain relativisme éthique en rejetant toute notion de morale objective universelle – la loi naturelle – au profit d’« une morale singulière propre à un ordre social singulier » (LC, p. 295). Autrement dit, toute morale donnée n’est vérité qu’au sein de la tradition dans laquelle elle s’est développée. À lire Émile Perreau-Saussine, il semblerait que MacIntyre, dans ses derniers écrits, se soit quelque peu éloigné de cette position pour se faire le défenseur de la loi naturelle : « La loi naturelle concilie les deux aspects de Dieu : Dieu comme législateur ou comme volonté, auteur de la loi, et Dieu comme créateur et comme raison, auteur d’une loi naturelle » (AM, p. 154).
Les communautariens américains ne sont pas communautaristes au sens où on l’entend en France. MacIntyre a même combattu le communautarisme multiculturaliste qui tend au relativisme (AM, p. 44). Mais son analyse très pessimiste de la situation intellectuelle et morale de nos sociétés, son antilibéralisme et son attachement aux racines et aux traditions le conduisent à défendre des communautés locales : « Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières ; ils nous gouvernent déjà depuis quelque temps. C’est notre inconscience de ce fait qui explique en partie notre situation » (AV, p. 255).
Nous sommes conscients que ce tour d’horizon trop rapide n’a fait que survoler la pensée d’auteurs riches et complexes. Face à l’individualisme du libéralisme et à l’atomisme social qu’il génère, les communautariens apportent des analyses constructives dont on peut tirer des fruits. Ils demeurent néanmoins plus ou moins dans un système de pensée moderne teinté de relativisme : pour les libéraux, c’est l’individu qui établit sa propre norme morale ; pour les communautariens (avec de fortes nuances selon les auteurs, surtout pour MacIntyre), c’est la communauté qui impose la loi morale par autorité de la tradition. Dans les deux cas, l’universalité de la loi naturelle peut être rejetée. Et surtout la communauté en tant que telle n’est pas toujours définie. Par quoi, certains, comme le théologien méthodiste Stanley Hauerwas qui se réfère à MacIntyre, en viennent à penser que l’Église, ou les Églises du côté protestant, seraient le ferment de la communauté naturelle. On en vient vite à considérer alors que toute communauté naturelle n’est valable que pour ce qu’elle est surnaturelle, quand la logique, enseignée par toute la tradition ecclésiale justement fondée en raison, rappelle que si la grâce surélève la nature, jamais elle ne la détruit, et qu’elle y trouve au contraire le terreau où se déployer. Le poisson qui se laisse porter par le courant n’en perd pas pour autant ses nageoires. Benoît XVI ne cesse de le dire et de le redire, s’appuyant autant sur la Révélation que sur la raison, il y a une loi naturelle sans quoi l’on ne peut penser ni comprendre l’homme et la création dont il est le couronnement. Cette loi n’est réductible à aucune communauté culturelle, même si elle peut y trouver des expressions diverses. Cette loi, par ailleurs, peut être redécouverte ou introduite dans toute communauté. La loi naturelle, c’est à la fois le contraire du déterminisme et l’opposé du relativisme. A redécouvrir.
Christophe Geffroy & Jacques de Guillebon
Livres utilisés
Charles Taylor : Le malaise de la modernité (MM), Cerf, 2005, 130 pages, 12 e.
Charles Taylor : La liberté des modernes, Puf, 1997, 310 pages, 26,60 e.
Charles Taylor : Les sources du moi, Seuil, 1998 ; 712 pages, 28 e.
Charles Taylor : Multiculturalisme. Différence et démocratie, Champs-Flammarion, 1999 ; 148 pages, 7,50 e.
Bernard Gagnon : La philosophie morale et politique de Charles Taylor (PMP), Les Presses de l’Université Laval, 2002, 304 pages.
Michael Sandel : Le libéralisme et les limites de la justice, Seuil, 1999, 334 pages, 22,56 e.
Michael Walzer : Raison et passion. Pour une critique du libéralisme, Circé, 1999, 96 pages, 14 e.
Michael Walzer : Morale minimale, morale maximale, Bayard, 2004, XXX pages, XX e.
Alasdair MacIntyre : Après la vertu (AV), Puf, 1997, rééd. 2006 coll. Quadrige, 282 pages, 15 e.
Alasdair MacIntyre : Quelle justice ? Quelle rationalité ? (QJQR), Puf, coll. Léviathan, 1993, 440 pages, 44,97 e.
Émile Perreau-Saussine : Alasdair MacIntyre : une biographie intellectuelle (AM), Puf, coll. Léviathan, 2005, 166 pages, 15 e.
Libéraux et communautariens (LC), textes réunis et présentés par André Berten, Pablo da Silveira, Hervé Pourtois, Puf, 1997, 412 pages, 30 e.
Christopher Lasch : La culture du narcissisme, Climats, 2000, rééd. Champs-Flammarion, 2006, 334 pages, 9,50 e.
Christopher Lasch : Le seul et vrai paradis, Champs-Flammarion, 2006, 686 pages, 14,50 e.
Christopher Lasch : La révolte des élites, Climats, 2003, 272 pages, 23 e.
William Cavanaugh : Eucharistie et mondialisation. La liturgie comme acte politique, Ad Solem, 2001, 126 pages, 13,72 e.
Stanley Hauerwas : Le Royaume de paix, Bayard, 2007, 272 pages, 34 e.
© LA NEF n°182 Mai 2006, mis en ligne le 16 avril 2020