Dieu veut-il la souffrance des hommes ?

Voilà un livre qui tombe à pic (1) en pleine pandémie du Covid-19 ! Fruit d’une thèse de doctorat en théologie, ce livre du Père Robert Augé, moine de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux, représente un travail assez exhaustif sur le sujet et d’une grande clarté. Une référence.

La Nef – Mon Père, pourriez-vous nous présenter brièvement votre livre ?
Père Robert
– Il s’agit de la publication d’une thèse de doctorat en théologie, soutenue à l’Institut Saint-Thomas-d’Aquin de Toulouse en septembre 2018, et consacrée à la place de la souffrance humaine dans le dessein divin. Mon champ de recherche s’étend principalement à l’œuvre de saint Thomas, mais je me suis efforcé de mettre sa pensée en dialogue avec les préoccupations de nos contemporains.

Pourquoi avoir choisi un auteur du xiiie siècle alors que notre connaissance de la souffrance a largement évolué ?
Assurément la question de la souffrance a suscité à l’époque contemporaine de nombreuses contributions de valeur, tant dans le domaine de la recherche médicale qu’au plan de la psychologie et de la philosophie. La théologie n’est pas en reste, mais force est de constater que les idées à la mode bousculent des certitudes jadis communément admises et jusqu’aux fondements mêmes de notre foi ; il n’est que de mentionner la toute-puissance de Dieu, le dogme du péché originel ou la valeur rédemptrice de la Passion. L’enseignement de Thomas d’Aquin demeure une référence par son enracinement dans l’Écriture, sa cohérence et son équilibre – j’ajouterais volontiers : et par son ouverture contemplative sur le mystère de Dieu et de son dessein d’amour pour l’humanité.

Précisément, c’est ce thème du dessein divin qui sert de fil conducteur à votre réflexion…
En effet, car si le métaphysicien peut apporter une réponse rationnelle à la question de l’existence du mal, c’est à la lumière du dessein divin que le théologien doit rendre compte de la présence et du sens de la souffrance. Celle-ci n’était nullement dans l’intention première de Dieu sur l’humanité. C’est le péché, aucunement voulu mais seulement permis par Dieu, qui a eu pour conséquence d’introduire cette réalité tragique (1re partie). Toutefois, la souffrance se trouve réintégrée par la providence divine pour tourner au bien de l’homme (2e partie). Cette réordination atteint son sommet avec la Passion de Jésus, sacrifice offert pour le salut du monde (3e partie). Désormais, la souffrance est pour tout homme une occasion d’être conformé au Christ, et de participer avec lui et en lui à l’œuvre de la Rédemption (4e partie).

Pourtant, dès la création, Dieu sait que le péché sera commis et qu’il enverra son Fils mourir sur la croix ?
Assurément, la réalisation effective du péché ne surprend pas Dieu, qui voit de toute éternité tous les actes libres posés par ses créatures. Dieu « pré-voit » le péché dans son éternelle science de vision, et il y répond par l’Incarnation rédemptrice. Néanmoins, il ne « prévoit » pas le péché, au sens où celui-ci ferait partie intégrante de son dessein bienveillant originel. En d’autres termes : Dieu n’a pas permis le mal en vue du remède, mais il a ordonné le remède à la réparation de la faute. Reste que la chute de nos premiers parents – et la souffrance qui en est la conséquence – n’avait rien d’inéluctable : le premier monde, reflet créé de l’innocence divine, était destiné à perdurer. L’homme était alors gratifié de tous les dons nécessaires à sa persévérance dans l’état de justice originelle. Dieu a cependant préféré laisser le mal se produire, sachant qu’il en tirerait un bien : l’économie de la Rédemption. Tel est le sens de la formule liturgique : « Heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! » (Exsultet).

Faut-il dire que seul le Christ donne un sens et une valeur à la souffrance ?
Oui, car Jésus a porté le poids du péché. Ce faisant, il a changé le sens de la souffrance : elle n’est plus une peine, mais un instrument de salut et une offrande d’amour. Entendons-nous : la souffrance demeure un mal, et il est de notre devoir de soulager les corps et les âmes. L’Évangile nous présente le Christ guérissant les malades et consolant les affligés. Mais plus encore, Jésus a pris sur lui nos souffrances : « Il les a souffertes avant nous, et il a mis en elles, avec la grâce et la charité, une vertu salvatrice et le germe de la transfiguration » (J. Maritain). Avec saint Paul, tout chrétien a ainsi l’assurance de « compléter en sa chair ce qui manque aux tribulations du Christ » (Col 1, 24) et de prendre part à l’œuvre du salut. De la sorte, ceux qui souffrent en union avec le Sauveur sont un trésor pour l’Église, comme le rappelle le cardinal Sarah dans la remarquable préface qu’il m’a accordée. Car en chacune de nos souffrances se trouvent des semences de rédemption et de résurrection.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Père Robert Augé, osb, Dieu veut-il la souffrance des hommes ? Du mystère à la contemplation, préface du cardinal Robert Sarah, Artège/Lethielleux, 2020, 964 pages, 39 €.

© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020