Guillaume Cuchet Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil, Guillaume Cuchet est l’auteur du livre remarquable Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018). Il nous parle ici de son nouveau livre.
La Nef – Vous vous intéressez au catholicisme français durant la période 1830-1880 : pourquoi cette période et qu’est-ce qui la caractérise ? Et qu’entendez-vous par « sentiment religieux » ?
Guillaume Cuchet – C’est une période de grande vitalité religieuse, aussi bien dans l’Église, qui touche à ce moment-là les bénéfices de sa reconstruction post-révolutionnaire, qu’en dehors, où la question religieuse revient au premier plan des préoccupations dans le contexte « romantique ». J’emprunte le terme de « sentiment religieux » à Henri Bremond qui l’a employé dans sa célèbre Histoire littéraire du sentiment religieux parue dans l’entre-deux-guerres, qui portait surtout sur le XVIIe siècle. Par ailleurs, le « sentiment religieux » est une catégorie d’époque, chère à Benjamin Constant notamment, qui opposait le « sentiment religieux », comme produit naturel et inéliminable de l’esprit humain, à ses « formes » successives. Parler la langue de l’époque, c’est, pour l’historien, le moyen de ne pas écrire l’histoire dans le dos des contemporains.
La religion semble assez bien se porter vers 1830, alors que la Révolution a été terrible pour elle : comment expliquer ce renouveau et l’inventivité qui la caractérise ?
Les contemporains ont constaté ce renouveau vers 1835 : cette année-là, les prédications de Carême d’Henri Lacordaire à Notre-Dame sont un événement religieux et mondain. Cette vitalité tient aux efforts de reconstruction religieuse menés depuis le Consulat, notamment, pour la religion populaire, aux missions intérieures qui se sont multipliées dans les villes et les campagnes (même si elles ont aussi contribué à l’explosion d’anticléricalisme qui accompagne la révolution de 1830).
La gauche au début de cette période n’est ni sécularisée ni hostile à la religion : quel est son rapport à la religion et pourquoi bascule-t-elle plus tard dans le rejet de la religion ?
Il est important, en effet, de ne pas écrire l’histoire philosophique de la gauche française (qui est, par ailleurs, plurielle) à l’envers. La gauche du XIXe siècle, notamment les premiers socialistes, était beaucoup moins sécularisée qu’on ne le croit. Tout un New Age précoce de pratiques et de croyances hétérodoxes a connu dans ses rangs un grand succès. Mais à partir des années 1860 a commencé à se produire une réaction néo-positiviste qui va l’emporter sous la IIIe République. Les républicains vont alors s’ingénier à nettoyer les branches de leur arbre généalogique pour se donner les honneurs d’une filiation rationaliste plus linéaire et plus avouable. J’ai voulu restituer ce moment spiritualiste de la gauche française, en amont de cette refondation philosophique des débuts de la IIIe République qui nous le cache en partie.
Cette période est aussi celle où la bourgeoisie se réapproprie la religion, au même moment où les ouvriers en sortent : quels sont la raison et le mécanisme de ce double mouvement ?
Ce chassé-croisé des bourgeois qui « rentrent » et des ouvriers qui « sortent » est un aspect essentiel de l’histoire sociale du catholicisme au XIXe siècle. Toute une partie de la bourgeoisie libérale issue de la Révolution revient alors dans le giron de l’Église. On le voit bien dans les familles là où la documentation permet de l’observer : les fils, vers 1840, sont souvent plus religieux que leurs pères, qu’ils travaillent à convertir avec l’aide de leur mère ! La multiplication des collèges religieux, grâce à la loi Falloux de 1850, permettra de convertir cet apport, surtout politique et social au départ, en véritable gain spirituel. Inversement, le monde ouvrier va avoir tendance à s’éloigner de l’Église à partir du Second Empire, ce qui se traduira notamment par l’explosion d’anticléricalisme de la Commune.
Vous consacrez un chapitre passionnant au changement de conception du salut : comment expliquer cette évolution du salut du petit nombre au salut du grand nombre ?
On dit souvent que le XIXe siècle a eu la tête peu théologique et qu’il a plutôt cherché des solutions pratiques ou dévotionnelles à ses problèmes spirituels. C’est vrai en partie, mais c’est aussi un siècle qui, outre deux définitions dogmatiques (l’Immaculée conception en 1854, l’infaillibilité pontificale en 1870), a procédé à bas bruit à cette révolution théologique qu’a été le passage, dans la prédication, du petit au grand nombre des « élus » (au sens de sauvés), contemporaine de l’adoption du suffrage universel en 1848. Jusqu’alors, en effet, on en avait plutôt tenu pour le petit nombre, parce qu’on voyait mal comment interpréter autrement la formule évangélique « Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus ». Avant le « paradis pour tous » contemporain, il y a eu cet épisode oublié du « purgatoire pour tous » du milieu du XIXe siècle qui en était, en un sens, la préfiguration.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Guillaume Cuchet, Une histoire du sentiment religieux au XIXe siècle, Cerf, 2020, 424 pages, 24 €.
© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020