Le dernier livre d’Emmanuel Todd est à l’image de son auteur : irritant parfois, passionnant souvent. Petit panorama.
Emmanuel Todd est un intellectuel atypique qui n’est pas toujours là où on l’attend. Bien qu’il fasse partie de l’establishment, il faut lui reconnaître une réelle liberté d’esprit qui cohabite chez lui avec nombre de poncifs de la pensée unique. Le tri n’est cependant pas difficile à faire : si la lecture de Todd est donc parfois agaçante par l’irruption, ici ou là, d’analyses archiconsensuelles conformes à l’idéologie dominante, il a aussi des intuitions brillantes qui méritent vraiment qu’on s’y arrête. Son dernier essai, Les luttes de classes en France au XXIe siècle (1), n’échappe ni à ce travers ni à ce côté brillant et captivant.
À vrai dire, il y a deux livres dans celui de Todd : on y trouve une analyse sérieusement documentée et référencée – principalement par le recours aux statistiques – des changements sociaux qui se sont produits durant la période 1992-2018 à côté d’interprétations parfois moins rigoureuses, voire d’affirmations personnelles qui relèvent plus du pamphlet que de l’approche scientifique.
Le point de départ de cet ouvrage est de comprendre un double paradoxe : « L’échec de l’euro est absolu : la France y a perdu une bonne partie de son industrie, son autonomie politique, et elle y perdra bientôt aussi son niveau de vie » ; dans un tel contexte, « comment un échec économique aussi formidable peut-il s’accompagner d’une acceptation de plus en plus forte de ses conséquences ? » (p. 13). Et, deuxième interrogation : « cette acceptation de la monnaie unique n’a pas mené à l’émergence d’une société pacifique, mais au retour de la lutte de classes, avec des violences comme on n’en avait plus vu depuis la guerre d’Algérie » (ibid.).
L’analyse statistique conduit Todd à énoncer une première affirmation qui va à l’encontre des idées reçues : « Le problème auquel la France doit actuellement faire face n’est pas la montée des inégalités. C’est la baisse du niveau de vie. Une baisse sans équivalent depuis l’après-guerre […]. Et ce, alors même que l’Insee nous dit le contraire » (p. 34). La démonstration de l’auteur est assez convaincante, tout particulièrement lorsqu’il expose comment l’Insee en arrive à publier des chiffres aussi loin des réalités de la vie quotidienne des Français qui voient bien, eux, que leur niveau de vie n’augmente pas (par exemple en évacuant le logement du calcul de l’indice des prix à la consommation). L’observation de la démographie et de la baisse de la fécondité dans toutes les catégories sociales sur la période récente confirme la réalité de l’appauvrissement réel de toutes les catégories de Français, excepté le 1 % supérieur (et plus encore le 0,1 %) qui échappe à ce déclin.
Que l’euro ait contribué à la désindustrialisation de la France, les chiffres le montent éloquemment : alors que les emplois industriels représentaient encore 20,25 % de la population active en 1990, ce chiffre est tombé à 13,6 % en 2016 – l’Allemagne est toujours à 20,7 %, l’Italie à 20 %… et dans la même période les pays d’Europe de l’Est ont vu ce chiffre grimper (de 24 à 30 % selon les pays), puisque c’est là où nombre de ces emplois sont partis.
Mais l’euro a eu d’autres effets négatifs : alors qu’il était censé arrimer l’Allemagne à la France, il a conduit à « la soumission de la France à l’Allemagne » (p. 174) ; et, en dépossédant la France de sa souveraineté, Todd estime qu’il a aboli la démocratie, puisque celle-ci suppose que les gouvernants « ont des possibilités réelles et concrètes d’action » (p. 183), ce qui n’est plus le cas en matière monétaire ni dans moult domaines régis par Bruxelles.
Autre évolution intéressante de cette période relevée par Todd : la chute du niveau de l’enseignement scolaire, alors que le développement de l’éducation est central pour une société et précède le développement économique (et non l’inverse). Certes, il y a beaucoup plus de bacheliers et de diplômés aujourd’hui qu’hier, mais Todd n’a pas de mal à montrer que le bac actuel n’est plus le même et s’obtient bien plus facilement qu’avant (il accroche au passage les méfaits des écrans, si néfastes pour les jeunes). La multiplication des diplômés du supérieur (même au rabais) fait qu’ils représentent presque un tiers de la population et peuvent désormais vivre en vase clos. Néanmoins, l’accumulation de ces diplômés fait qu’une partie rejoint les couches moyennes et inférieures de la société, formant ainsi les cadres d’une future révolte – n’est-elle pas déjà advenue avec les Gilets jaunes ?
Dans cet ouvrage, Todd est obligé d’admettre que sa théorie de la permanence des structures familiales régionales qui distinguait nettement « les valeurs libérales-égalitaires du centre et les valeurs autoritaires-inégalitaires de la périphérie a disparu » (p. 100). On observe désormais une homogénéisation des systèmes familiaux sur tout le territoire national. « La vérité ultime du moment, écrit-il, est sans doute que la société française n’a jamais été aussi homogène dans son atomisation et ses chutes. Avec, au sommet, une caste de vrais riches » (p. 153).
Son analyse des catégories sociales amène Todd à défendre sa thèse centrale qui bouscule également quelques idées reçues : pour lui, la situation présente du pays ne révèle pas le triomphe du capitalisme mondialisé, mais celui de l’État. Certes, il existe bien, en France, une quarantaine de milliardaires dont beaucoup à la tête des grands groupes du CAC40, mais moins, en proportion, que chez nos principaux voisins et, surtout, ils ont beaucoup moins de pouvoir réel dans la marche des affaires politiques que l’« aristocratie stato-financière » (formée principalement d’énarques) bien plus nombreuse et aux postes de commande. On a reproché à Macron, en raison de son passage par la banque, d’être l’émanation des riches milieux d’affaires, mais Todd montre que ses soutiens n’étaient pas, en premier lieu, les multinationales (qui se sont quand même ralliées à lui), mais le secteur public – donc l’État – dont il provient, avec notamment les enseignants qui ont abandonné leur vote traditionnel pour le PS.
Todd développe alors l’idée que le vote Macron, sans aucune consistance en lui-même, avait comme seul but d’être contre Marine Le Pen, et ce dès le premier tour, « ce qui nous permet de comprendre pourquoi le vide programmatique de Macron n’a pas représenté un problème pour son électorat » (p. 248). À l’opposé, son insistance sur le fait que le vote Le Pen serait dû à « un sentiment anti-arabe » (p. 259), donc raciste, n’est jamais démontrée. Croire néanmoins que la vie politique tourne désormais autour de l’opposition Macron-Le Pen est pour Todd pure fiction, car cela laisse de côté 55 % des électeurs.
La politique de Macron, dans la continuité de ses prédécesseurs, aurait produit un retournement essentiel symbolisé par le mouvement des Gilets jaunes : « Nous sortons du sociétal pour retrouver le socio-économique » (p. 278), autrement dit, on verrait le retour de la traditionnelle « lutte de classes » – d’où le titre de l’ouvrage. Son analyse nous semble ici un peu courte, puisque, en simplifiant, il voit la France insoumise s’engluer dans les luttes sociétales (ces avancées sociétales étant pour lui un acquis positif et irréversible) et le RN dans la xénophobie, tandis que les Gilets jaunes représenteraient l’avenir en remettant la lutte de classes au premier rang de la politique. Ce faisant, constatant le large soutien populaire dont ils ont bénéficié (jusqu’à 70 % de la population répartie de façon homogène), il en déduit que les Gilets jaunes n’ont rien à voir avec le RN et que les jeunes des banlieues pourraient même avoir eu une sympathie cachée pour cette révolte, notamment en observant la terrible répression policière qu’elle a subie. Todd en arrive à affirmer que l’antisémitisme des banlieues n’a aucun lien avec la situation du Proche-Orient mais serait « un effet de la nouvelle stratification éducative » (p. 315). Ainsi voit-il, entre Gilets jaunes et banlieues, une amorce de « réunification de la société française dans ses masses populaires » (p. 302).
On arrive ici à l’angle mort de la pensée d’Emmanuel Todd dont on perçoit qu’elle dépend de la doxa marxiste sur la responsabilité des structures sociales. Et s’il a un peu évolué à propos de l’immigration (il admet maintenant la nécessité d’un contrôle des flux migratoires), il demeure dans un déni complet concernant l’islam, dont il ne semble pas appréhender la réalité, et les méfaits de l’idéologie multiculturaliste.
On rejoindra davantage l’auteur lorsqu’il juge en conclusion que « dans un pays qui a perdu son indépendance, la reconquête de l’indépendance est la priorité absolue » (p. 358). Et puis on appréciera la toute fin qui est un clin d’œil vers le christianisme et la nécessité « d’une reconstruction morale de notre pays » (p. 367). C’est appréciable chez un homme qui s’est toujours dit « incroyant » !
Christophe Geffroy
(1) Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020, 380 pages, 22 €.
© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020