Dostoïevski (1821-1881) est l’un des plus grands romanciers de la littérature mondiale. Une biographie imposante offre l’occasion de revenir sur cet immense génie (1).
Dans les années 70 du siècle passé, Joseph Frank (1918-2013), professeur de littérature comparée de Princeton, publiait une somme biographique au sujet de l’un des plus grands écrivains de l’histoire, Dostoïevski (1821-1881). Une œuvre, une écriture, une vie en symbiose avec le fond essentiel de la Russie, « l’âme russe ». Une âme dont les romans de Dostoïevski sont l’incarnation. Au départ constitué de cinq volumes, Dostoïevski, un écrivain dans son temps a été recomposé par Joseph Frank en 2010, condensé pour devenir cet extraordinaire livre d’un millier de pages qui se lit avec une passion toute romanesque. En France, nous ne sommes pas habitués à ces biographies tout à la fois sérieuses et emplies de vie et de style, à la manière anglo-saxonne. Or, Dostoïevski, un écrivain dans son temps est un grand livre. Bien sûr, il est impossible d’en rendre entièrement compte, simplement de méditer un peu à son propos.
Une somme sur l’âme russe
Joseph Frank connaît à merveille la vie et l’œuvre de l’écrivain, ce qui lui permet de raconter la vie de Dostoïevski au regard de son œuvre et réciproquement de donner à saisir son œuvre au regard des événements d’une existence animée, rarement simple. Le ton et le style de Frank jouent un grand rôle dans la force de son ouvrage qui, plus qu’un essai ou une étude, appartient clairement au domaine de la littérature. L’ensemble est divisé en cinq grandes parties : Les ferments de la révolte, Les années d’épreuve, La fièvre de la libération, Les années miraculeuses et La pèlerine du prophète. Dans chacune de ces parties, la vie et l’œuvre de Dostoïevski sont mises en perspective avec l’histoire de la Russie, en général, son histoire intellectuelle, spirituelle et littéraire en particulier. Frank plonge le lecteur dans ce que furent les grands débats de la Russie du XIXe siècle, depuis les volontés de réforme ou de suppression du servage jusqu’à l’opposition au tsarisme, en passant par les débats virulents entre occidentalistes et slavophiles (une Russie européenne ou une Russie slave ?), mais aussi entre jeunes révolutionnaires et réformistes, ou entre un Dostoïevski pour qui la Russie devait être le christianisme en actes et de jeunes nihilistes qui, tel Netchaïev, ceux que l’on retrouve dans Les Démons, voulaient faire table rase pour qu’un futur indéfini et meurtrier (de masse) apparaisse. Dostoïevski n’est pas seulement le grand peintre de l’âme humaine, il est aussi cet écrivain qui comprenait vers quoi le déni de Dieu allait conduire les hommes, ce que le XXe siècle ne manqua pas de démontrer. Dans sa vie comme dans son écriture, le Christ et le christianisme furent centraux, devenant peu à peu, par une sorte d’éveil intérieur né autant de son existence que de son écriture, le lieu précis où toutes les contradictions devaient se résoudre : le point de concordance entre l’homme Jésus et le Christ. C’est pourquoi Dostoïevski évolua, abandonnant ses premières sympathies plus ou moins socialistes, quoiqu’intégrant d’emblée le Christ, vers la vision d’un Christ comme étant la base et le but de toute société humaine. Le cœur de ce qui est.
L’épreuve de la révolte
Joseph Frank le note d’emblée : « De tous les grands écrivains russes de la première moitié du XIXe siècle – Pouchkine, Lermontov, Gogol, Herzen, Tourgueniev, Tolstoï, Nekrassov – Dostoïevski est le seul à ne pas être issu d’une famille de la noblesse terrienne. » L’enfance joue ainsi un grand rôle dans la volonté qui anima Dostoïevski tout au long de sa vie, quand il vécut pauvre, fut grignoté par la passion du jeu, perdit son fils. Une enfance où il eut à affronter l’alcoolisme et la violence d’un père. Cette enfance est plus qu’un ferment de révolte banal : « Le fait demeure que Dostoïevski, enfant et adolescent, ne fut pas seulement hostile à son père mais qu’il fit des efforts pour le comprendre et le pardonner. Ces efforts se confondirent par la suite avec les images et les idéaux chrétiens qu’on commença à lui enseigner dès les premiers instants de sa vie consciente. Toutes les valeurs ultérieures de Dostoïevski peuvent ainsi être considérées comme le résultat de la synthèse entre ce besoin psychique de l’enfance et la superstructure religieuse qui lui donna une portée universelle et cosmique, et l’éleva au rang d’accomplissement de la destinée de l’homme sur la terre. » Ensuite, les débuts de sa vie militaire, dont il démissionna vite, de sa vie littéraire surtout, où il rencontra des succès éphémères, jouèrent de même un rôle fondamental. Son roman Les pauvres gens étant encensé par Nekrassov, qui faisait les carrières, Dostoïevski fut bien accueilli à Saint-Petersbourg. Il en fut cependant vite rejeté avec la parution du Double. La vanité du monde littéraire, l’écrivain ne l’oubliera jamais. Il passera des compromis, pour nourrir sa famille souvent, participera à des débats, combattra des adversaires, comme les occidentalistes, mais ce ne sont qu’humaines chicaneries bien que matrices de personnages de ses grands romans, Crime et Châtiment, L’idiot, Les Démons ou Les Frères Karamazov.
La renaissance du bagnard
L’écrivain n’a pas encore trente ans, en 1849, quand il est arrêté pour son appartenance à un cercle politique et littéraire. Voulait-il fomenter une révolution ? Une révolte telle que celle des Décembristes en 1825 ? Frank ne le pense pas : Dostoïevski a surtout soif de débats, d’idées nouvelles, de confrontation, de construction d’une œuvre littéraire, écrivant avec frénésie, retravaillant sans cesse des manuscrits qu’il ne considère jamais aboutis. Reste qu’il est arrêté, jugé, condamné à mort et doit subir une fausse exécution, ce qu’il ignore au moment précis où elle a lieu. Il ne l’oubliera jamais. Le bagne ? Une expérience terrible qui le conduira à écrire des Souvenirs de la maison des morts. Sa peine ? Quatre ans de travaux forcés puis l’obligation de servir dans l’armée comme simple soldat. Cela transforme profondément Dostoïevski : pour la première fois, il est concrètement confronté au peuple, le vrai peuple, pas celui des romans, celui avec lequel il doit vivre et composer, celui qui, très humain, est tout comme lui, au bagne pour expier une condamnation. C’est au bagne que l’écrivain perçoit la profondeur de l’âme, ce qui fera le grain de son œuvre, une profondeur dont il aperçoit vite l’importance slave, russe. Sa véritable « libération » réside en cette révélation, pas dans le fait de quitter le bagne, sa peine purgée et son métier de soldat terminé : l’âme russe. Frank l’écrit ainsi : « Pour dénoncer l’Occident, avec toutes ses “lumières”, Dostoïevski réduit la situation sociale, politique, de cette partie du monde à deux formules, censées définir tout l’horizon moral de l’Europe : chacun pour soi et Dieu pour tous et après moi le déluge. Elles sont l’expression de l’individualisme le plus absurde et régissent toute la vie sociale et politique de l’Europe occidentale. Du moins, de ceux qui se trouvent au-dessus du peuple, qui possèdent la terre et dominent le prolétariat et qui sont les gardiens des “lumières européennes”. Qu’avons-nous à faire de ces lumières-là, demande Dostoïevski ? Cherchons-en d’autres chez nous. » Évidemment les mots sont d’actualité.
Une œuvre immense
La biographie de Joseph Frank découvre aussi au lecteur les liens entre chaque roman de Dostoïevski, chaque évènement important de son époque et chacun des débats littéraire, politique ou mystique auxquels il participe. Entre voyages en Europe, errance intérieure, quête incessante d’avances auprès des revues publiant ses romans en feuilleton, le biographe décrit un écrivain dont l’existence se tient à la lisière entre les folles passions, irrationnelles, hors de tout contrôle, et Dieu – un Dieu incarné en Christ. C’est pourquoi, d’un certain point de vue, l’on peut considérer que la vie de Dostoïevski, comme son écriture, sont entièrement dédiées à l’expérience vécue, intérieure, d’une foi, d’une crucifixion. Dostoïevski a vécu charnellement le Christ en lui. C’est ce qui fait l’incroyable puissance de son œuvre. C’est aussi la raison pour laquelle elle trouble et bouleverse toujours les jeunes lecteurs qui la découvrent, voyant s’ouvrir devant eux le monde au-delà du matérialisme auquel la modernité tente de les soumettre. Un monde autre. Ce monde même qui aide à mieux regarder le réel. Au fond, qui fut véritablement Dostoïevski ? Bien plus que l’écrivain de l’âme russe : la plus grande figure spirituelle récente de cette même âme.
Matthieu Baumier
(1) Joseph Frank, Dostoïevski, un écrivain dans son temps, Éditions des Syrtes, 2019, 1050 pages, 33 €.
© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020