L’extraordinaire affaire du Covid-19 ne pouvait manquer d’avoir de lourdes conséquences internationales. Nous avons esquissé la première, un point marqué par la Chine dans le jeu de go mondial qui l’oppose à Washington, où l’on joue désormais sur la défensive, comme en témoignent les palinodies du président américain, contraint ces jours-ci de tenir deux discours contradictoires : un jour, il attaque Pékin sur sa « gestion » du virus, son ministre Pompéo allant jusqu’à affirmer qu’il « peut prouver que le virus est né dans un des laboratoires de Wuhan » – il est vrai classés par les services français, en 2016, Centre militaire. Puis M. Trump revient à un langage plus conciliant, vantant l’excellence de ses relations avec le Président Xi Jinping et les bienfaits de la coopération avec la Chine. Sage réalisme : les États-Unis ont d’autant besoin des importations, mais aussi des importations et, non moins, des amoncellements de leurs bons du trésor détenus par Pékin qu’ils sont plus affaiblis par ce que M. Trump n’appelle plus que par intermittence le « virus chinois ».
À l’échelle mondiale, le point est bien à la Chine, dont nous analyserons ici l’impressionnante politique diplomatique et militaire. Penchons-nous sur l’autre grand vainqueur, du moins à l’échelle de l’Europe, l’Allemagne. Non seulement elle est l’un des pays les moins touchés par le virus, mais elle n’a pas attendu, jouant sur du velours, l’affaiblissement des autres puissances du continent pour prendre les devants – notamment par la voix, malicieuse, du tribunal constitutionnel de Karlsruhe dont la décision du 5 mai peut être qualifiée d’historique en ce qu’elle renverse l’équilibre européen.
L’Europe du Sud dans la dépression
Comme nous l’avons analysé ici (La Nef février, avril et mai 2018), l’Europe est menacée par l’un des effets les plus notables de l’euro, le décrochage de son « flanc sud », c’est-à-dire, après la Grèce (l’une des étapes de la fameuse « route de la soie », où la Chine fait déjà son marché), de ces trois grandes économies malades que sont l’Italie, l’Espagne et la France. Et voici que ces trois pays de l’UE sont, avec la Belgique, les trois plus touchés par la pandémie ! Or, il vient de se passer sous nos yeux une chose extraordinaire – hélas masquée par l’épais conformisme de nos contemporains. Alors que l’intérêt national eût commandé, en d’autres temps, de saisir l’occasion du drame sanitaire pour – acceptant un mal qui résulte avant tout d’une longue impéritie des gouvernements et des batailles qu’ils ont perdues « en amont » (le feuilleton des masques n’est pas le seul exemple accablant, l’état de l’hôpital public, à la fois très dépensier et très détérioré en est un autre) – en appeler à un sursaut national et revoir de fond en comble nos modes de gestion de services publics, partout aussi délabrés qu’onéreux, nos gouvernements qui ne gouvernent plus n’ont rien trouvé de mieux que de soigner le mal par le mal : se précipitant dans l’emprunt tous azimuts, accroissant à mesure leurs énormes déficits, mettant en panne plus durablement qu’ils ne le croient, par un puéril « confinement » qui jamais ne se vit dans l’histoire, l’ensemble de notre activité productive ; ils ont définitivement ruiné un avenir déjà très hypothéqué, quitte à soumettre la France à de nouvelles dépendances.
L’éternel retour au Sonderweg allemand
Et c’est bien là le pire : car, pendant ce temps, d’autres pays d’Europe, à l’Est et au Nord, révèlent une bien meilleure santé – y compris morale, comme l’ont montré ici et là, notamment en Allemagne, un crâne refus de céder à la panique et une bonne dose de ce salutaire civisme que l’on a tant appris à désapprendre.
L’Allemagne a désormais empoché tous les dividendes qu’elle pouvait tirer de la singerie de Bruxelles/Francfort. Tout montre, notamment depuis la crise grecque, qu’elle n’entend plus demeurer dans un « espace de solidarité » dont elle serait la principale débitrice et qu’elle préfère en bonne logique tirer son rideau. C’est le sens, point aussi étonnant que l’ont dit des prétendus « observateurs » qui ne voient plus grand-chose, du très éloquent arrêt de la Cour de Karlsruhe du 5 mai dernier interdisant à la BCE de mettre en œuvre quelque mécanisme de solidarité européenne que ce soit. En fait, le « virus chinois » est la cerise sur une pièce montée déjà fort moussue : Berlin est en mesure de mener le cavalier seul impérial qui est dans sa nature : éternel retour du Sonderweg germanique qui va lui permettre de régner en maîtresse sur le continent – à tout le moins le « continent utile, » son hinterland traditionnel, scandinave et centre-européen, s’entendant en sous-main avec la Russie (comme souvent, cf. Locarno), tandis que l’avisé Royaume-Uni largue les amarres.
La France officielle, menée depuis des lunes par des enfants qui jouent à la politique comme on joue aux billes, ne veut pas voir qu’une Allemagne de moins en moins « européenne » peut aller de pair avec une Europe de plus en plus allemande. La France est ainsi doublement refaite, économiquement et politiquement. Il faut toute l’inculture historique et donc géostratégique d’un Macron pour rêver à la fois d’une souveraineté nationale et d’une souveraineté européenne – ce qui ne signifie rien, à moins de songer à une souveraineté européenne sous domination française : on sombre alors dans le comique.
Paul-Marie Coûteaux
© LA NEF n°326 Juin 2020