La pandémie de Covid a donné lieu à de multiples interprétations et interrogations, des plus classiques aux plus farfelues, notamment à propos de l’idée de « châtiment divin ». Petit retour aux réalités.
Il faudra le temps du recul pour analyser cette étrange séquence de pandémie et de confinement. Les chrétiens ont pu vivre la privation sacramentelle en termes de désir ou de frustration, un carême inachevé, un Samedi Saint sans issue, un matin de Pâques encore en réclusion sépulcrale sans que quiconque descelle la pierre tombale. Entre, d’une part, la prudence sécuritaire des gestes barrières et, d’autre part, la décontraction de minimiser l’ampleur de la contagiosité ; entre, pour certains, la révolte face à l’interdit de la liberté de culte public et, pour d’autres, l’accoutumance à une pratique religieuse virtuelle par les moyens télématiques, chacun a placé le curseur là où il a pu dans un contexte exceptionnel. Les pasteurs de l’Église, de leur côté, resteront durablement sidérés par des célébrations sans peuple et légitimement interpellés par des brebis détournées du pâturage eucharistique. Plus profondément, sans doute, la réalité nous a rappelé que l’histoire est tragique.
Plutôt que de recourir à la catégorie de la « fin des temps » – puisque, selon le philosophe Agamben, nous sommes plutôt, depuis l’Incarnation, aux « temps de la fin » –, le phénomène de l’épidémie massive nous a en effet mis en face de ce que le cardinal Ratzinger a nommé « la déliquescence interne de l’histoire ».
On sait qu’il y a deux lignes divergentes de lecture dans le Nouveau Testament : la première récusant tout pronostic qui postulerait la venue du Christ comme immanente à l’histoire, au terme d’un processus de maturation suprême ou, au contraire, d’involution dialectique ; la seconde évoquant la vigilance à l’égard de signes avant-coureurs de la Parousie, au nombre desquels figurerait la circonstance traversée. En réalité, même si nous l’avions oublié, chaque génération a connu de tels bouleversements, depuis des ébranlements cosmiques jusqu’aux situations de relégations. L’histoire est tragique car structurellement inaccomplie. Tous les millénarismes en sont confondus : le maître de l’histoire ne surgit en son retour qu’à l’extérieur de l’histoire. C’est ainsi qu’une disponibilité eschatologique du croyant est constamment requise et que le calfeutrage nous a paradoxalement projetés vers l’au-delà.
Le mal dans l’histoire pose la question de l’existence d’une justice immanente sous la forme d’un châtiment intramondain. Le problème est délicat car la Bible comporte de telles images et parce que le fléau supposé divin frappe aussi les innocents. Il faut ici dire et redire que Dieu n’est le créateur que de ce qui « était bon », que, parmi ce qui était bon, Dieu, cause première unique, a offert aux hommes le statut éminent d’être cause seconde principale, ce qui signifie responsable, que Dieu ne déroge qu’exceptionnellement au cours des choses en produisant immédiatement un effet sans la cause seconde ou au-delà de la cause seconde – et c’est précisément le miracle –, que le jugement dernier sera au retour glorieux du Christ, c’est-à-dire au terme de l’histoire.
Il n’y a donc pas, à proprement parler, de « justice immanente », sinon au double sens où Dieu permet le mal effectué par la cause seconde libre et où ce mal impacte la nature aussi bien environnante qu’humaine – car on ne mesure jamais assez la capacité de nuisance écologique du péché. Le châtiment divin, autrement conçu que comme auto-conséquence de nos propres actes, correspond à une figure régressive de Dieu et constitue une catégorie assez commode pour nous dispenser d’un sérieux examen de conscience, seul capable de réformer notre style de vie et de lutter contre les « structures de péché » qui corrodent la société. Car un Dieu qui châtie lui-même à l’intérieur de l’histoire nous désengage par rapport à la justice.
Mais si l’histoire est tragique – parce qu’elle est inaccomplie en soi et non parce que Dieu y viendrait constamment remettre brutalement de l’ordre –, c’est donc que la perception du tragique de l’histoire – ou, si l’on préfère, de la caducité du monde – est une condition sine qua non de l’espérance théologale. Nous avons entrevu pendant ce confinement, même si nous avons pu souffrir de la promiscuité en raison de l’exiguïté du lieu de confinement, que l’enfer, ce n’est pas les autres, mais c’est la distanciation sociale parvenue à sa réalisation suprême de repliement sur soi. Quand une particule microscopique défie notre hybris de nous émanciper des lois de la création, alors nous comprenons enfin qu’« elle passe, la figure de ce monde » (1 Co 7, 31) et qu’il serait temps, enfin, de regarder l’éternité.
Abbé Christian Gouyaud
L’abbé Christian Gouyaud avait dirigé l’ouvrage Quelles prédications des fins dernières aujourd’hui ? (La Nef, 2011, 274 pages, 24 €), particulièrement opportun en cette période de pandémie. À commander sur ce site, onglet « Boutique ».
© LA NEF n°326 Juin 2020