Nous l’avons dit déjà ici : pour spectaculaire qu’il soit, le choix du président de la première puissance du monde (du moins l’est-elle du point de vue militaire), n’est pas aussi décisif que ne le donnent à penser les fleuves d’encre qu’il fait couler tous les quatre ans. L’élection apporte certes son lot d’enseignements, mais ne dit pas grand-chose de la réalité du pouvoir à Washington, la « démocratie en Amérique » étant loin de respecter les canons élémentaires de la démocratie – au point qu’on a pu décrire le système politique américain comme une sorte de « totalitarisme doux » auquel le Président ne fait que donner un visage.
Tocqueville, voici presque deux siècles, ne parlait encore que de « despotisme mou », insistant sur l’énorme formatage des esprits, au détriment de la culture classique, de la réflexion personnelle et du rôle que les intellectuels devraient à ses yeux jouer dans une démocratie ; et, certes, l’inspiration du « prêt à penser » et de ses épais conformismes ne se trouve plus guère dans le libéralisme de « pères fondateurs » oubliés depuis longtemps (au point qu‘on déboulonne aujourd’hui leurs statues, celles de Jefferson en tête), mais dans un système de domination complexe fait de positions économiques et financières dominantes diffusées ad libitum par les universités et les médias qui sont, plus encore qu’en France, entre ses mains.
Despotisme, surtout, parce que l’élu quadriennal ne maîtrise qu’une partie très faible de l’appareil d’État, lequel est en grande part invisible et à peu près invariable, reflétant de puissants et envahissants intérêts privés dont les impératifs constants s’imposent successivement aux hôtes de la Maison Blanche, lesquels ne font que passer. Puissance formidable que dénonçait, en 1959, au moment de quitter le pouvoir, l’honorable Eisenhower en fustigeant le poids de ce qu’il nommait « le complexe militaro-industriel » et que l’on nomme désormais le deep State, l’État profond.
L’empire américain contre la nation américaine
Le cas Trump conforte à loisir cette vision des choses. On sait que le terrain électoral états-unien n’est que partiellement organisé autour de l’universelle opposition entre les forces de la conservation et celles du progrès (en gros, la droite et la gauche) ; il l’est aussi entre la majorité silencieuse composant la nation américaine, globalement isolationniste et conservatrice, et les élites (économiques, financières, militaires, policières et l’on pourrait dire aussi « culturelles », selon les canons d’Hollywood et des grands médias), élites férocement attachées au système impérial dont elles tirent bénéfices, autorité et prestige dans le monde entier : ce sont elles qui ont assuré la victoire aux primaires de Joe Biden, personnage vieilli, mal assuré, et d’autant plus manipulable.
Donald Trump est intéressant en ce que, pour une fois (sans doute à la faveur des excès du clan Clinton, dont on ne fait encore que découvrir l’ignominie – cf. l’affaire Weinstein), « l’autre Amérique », l’obscure nation généralement reléguée dans les ténèbres sous les feux scintillants de l’Empire, l’a emportée grâce à un milliardaire new-yorkais qui, fait rare, a trahi son camp naturel. C’est peu dire que le clan impérial s’est revanché de cette passagère intrusion en multipliant les bâtons glissés tout au long de sa présidence dans les roues du pauvre Trump – lequel, peu aguerri en fait de politique, était certes vulnérable. Point étonnant que sa cote ait faibli, qu’une majorité de ses collaborateurs les plus proches et de ses ministres aient été retournés, ce dont on voit et verra les cas se multiplier jusqu’à l’élection de novembre, et que sa réélection devienne fort problématique…
L’imparable deep State
L’opinion dominante tient le deep State pour une farce complotiste ; à ceux qui doutent de sa puissance, conseillons la lecture du récent ouvrage d’Éric Branca – à qui on doit déjà une remarquable analyse de la politique étrangère, systématiquement anti-française et spécialement anti-gaulliste, de ce qu’il nomme ironiquement L’Ami Américain (Perrin, 2017). Paru en avril dernier, De Gaulle et les grands (Perrin) permet de toucher du doigt l’incroyable faiblesse des présidents américains : cas de John Kennedy, que l’on voit stupéfait d’apprendre de la bouche du Général que ses ministres de la Défense, McNamara, et des Affaires étrangères, Dean Rusk, non seulement ont ignoré sa consigne consistant à proposer à la France une aide pour développer son arme atomique propre, mais ont en plus dépêché au Général un envoyé spécial, Dean Acheson, pour lui signifier le contraire de la décision présidentielle. Devant de Gaulle, le jeune Président trahi avoue alors qu’il ne contrôle pas son administration, ni ses ministres eux-mêmes… Comment s’étonner dès lors de l’assassinat de celui qui « désobéissait » littéralement au deep State, son armée et ses polices ? Ou qu’un autre président, plus proche encore du Général, Richard Nixon, personnage de grande envergure qui eut le malheur de faire la paix au Vietnam et de vouloir la faire au Proche-Orient, fut, sinon assassiné, destitué ? C’est la loi – celle de la jungle.
On s’étonne dès lors de l’étrange passion qu’ont les Français pour une élection qui ne les regarde guère, et qui, de toute façon, ne changera pas grand-chose à l’ordre, ou au désordre du monde…
Paul-Marie Coûteaux
© LA NEF n°327 Juillet-Août 2020