Patrice Gueniffey est l’un des plus fins connaisseurs de la Révolution française et de l’Empire, auteur d’une œuvre importante sur le sujet. Entretien.
La Nef – Pourquoi la Révolution française se produit-elle en France, pays assez prospère et puissance de premier plan de l’époque ?
Patrice Gueniffey – Les révolutions éclatent rarement pour des raisons économiques. Certes, sans la crise de subsistances de courte durée qui frappe le pays, en raison de mauvaises récoltes, les événements auraient peut-être pris une autre tournure, mais on peut en douter. Les économies d’ancien régime étaient souvent sujettes à ces problèmes de « soudure » qui entraînaient hausse des prix et disette, sans que cela provoque de révolutions. Des révoltes, souvent, des révolutions, jamais. La cause est politique, aggravée par des raisons sociales. La cause politique, c’est la faillite des finances publiques et l’impuissance qui est celle du gouvernement, face à l’obstruction des parlements (cours de justice qui ont le pouvoir d’enregistrer les lois, autrement dit d’en empêcher la promulgation et l’exécution), d’imposer les réformes nécessaires, à commencer par l’extension de l’impôt aux privilégiés (noblesse, clergé mais aussi bien villes). Ce sont essentiellement les ruraux – la France périphérique de l’époque – qui supportent la pression fiscale. Face à cette situation, le gouvernement royal, après avoir réuni, sans résultat, une « assemblée des notables », se résout à contourner l’opposition des privilégiés en en appelant directement au pays. Mais il le fait de la plus mauvaise manière, n’osant toucher à l’organisation traditionnelle des états généraux, laquelle assure une majorité automatique aux privilégiés. Mélange d’audace et de timidité qui ouvre un conflit entre les trois ordres du royaume, divise le pays et exacerbe le ressentiment qui couve depuis longtemps contre la Cour et la noblesse.
La Révolution française marque-t-elle une nouveauté par rapport aux autres révolutions ou révoltes qui l’ont précédée ?
Oui, car les très nombreuses révoltes qui l’ont précédée ne remettaient en cause, ni l’organisation de la société, ni l’autorité ou la légitimité de la monarchie. Au contraire, elles en appelaient à la protection du roi contre les abus, toujours imputés aux mauvais conseillers ou mauvais ministres. En 1789, le conflit dérape très vite et débouche en quelques semaines sur une contestation des inégalités de naissance, des privilèges et du caractère absolu de la monarchie française qui accorde au roi le monopole de la décision et n’admet autour de lui que des assemblées consultatives (le cas des parlements mis à part). Dès l’été 1789, les privilèges sont abolis, le roi cantonné dans son rôle de chef du pouvoir exécutif, la formation de la loi étant confiée à un parlement élu. Les vieux parlements sont balayés. Pour autant, rien n’est réglé, car beaucoup de révolutionnaires pensent qu’il faut aller plus loin : ne faudrait-il pas rompre avec la monarchie ? Limiter les pouvoirs du parlement et introduire dans la constitution une dose plus ou moins importante de démocratie directe ? L’égalité devant la loi n’appelle-t-elle pas ce que nous nommons aujourd’hui les droits sociaux ? Bref, la boîte de Pandore est ouverte, qui va nourrir surenchère et radicalisation.
Peut-on établir un parallèle avec la « révolution » américaine de 1776 ?
Oui et non. La révolution américaine est avant tout une guerre d’indépendance, de libération nationale qui débouche sur une redéfinition du pacte liant les Américains. Cela ressemble davantage à ce qui se passera un peu partout au moment de la décolonisation. De plus, en dépit du caractère un peu vague de la Déclaration d’indépendance, les Américains stipulent pour les Américains en se référant à la tradition juridique anglaise dont ils sont issus. Leur révolution est un modèle qui sera imité – notamment en Amérique latine au XIXe siècle –, mais elle ne proclame pas de droits universels. D’emblée, au contraire, la Révolution française s’inscrit dans l’universel. Elle proclame des droits abstraits, sans lien avec aucune tradition politique spécifique. Elle stipule pour le monde en même temps que pour la France.
Dans l’introduction de Révolutions françaises, vous écrivez avec F.-G. Lorrain que la Révolution française a été « cette tentative radicale, sans exemple dans l’Histoire, pour élever sur les décombres du passé un monde entièrement nouveau » : pourriez-vous nous expliquer cela ?
En 1789 s’impose l’idée que la tradition, le passé, l’histoire ne sont des autorités que dans la mesure où ils sont conformes à ce que nous enseigne la Raison. « Notre histoire n’est pas notre code », dit éloquemment un révolutionnaire. Le constat est vite fait : le passé ? C’est le règne du despotisme, de l’injustice et de la superstition, au regard de la philosophie des Lumières. Rien à en tirer : il faut donc s’atteler à une tâche immense, qui est de fonder un monde, une société, un État, entièrement nouveaux, sur les ruines du vieux monde. Les Français de 1789 inventent ainsi la formule révolutionnaire moderne, qui ne consiste pas à réformer, à corriger, à réparer, mais à fonder, inventer, repartir de zéro, commencer une histoire entièrement neuve avec des hommes entièrement nouveaux.
Quelle a été l’influence réelle des Lumières sur la Révolution ?
Les idées de la Révolution ne sont pas toutes nouvelles. Les révolutionnaires puisent bien sûr dans l’héritage des Lumières, mais cela ne veut pas dire que les Lumières sont à l’origine de la Révolution. D’abord parce que les Lumières sont un mouvement complexe, contradictoire, dont certaines inspirations sont révolutionnaires mais pas d’autres, ensuite parce que les philosophes des Lumières pensaient plutôt à un despote éclairé pour accomplir les changements plutôt qu’au peuple, généralement considéré par ces mêmes philosophes comme une populace infréquentable et dangereuse. La filiation la plus directe concerne l’anticléricalisme, voire l’antichristianisme, qui étaient l’un et l’autre très forts dans les Lumières françaises, ce qui n’était pas vrai ailleurs en Europe.
La Terreur de 1793 était-elle la conséquence inévitable du processus enclenché en 1789 ?
L’uchronie est un exercice amusant, et chaque événement est susceptible de bien des devenirs. Il suffit que tel acteur ne soit pas là à tel moment pour que le destin change. Mais, d’un autre côté, la montée de la violence et de l’esprit de guerre (eux/nous) sont des phénomènes précoces dans la Révolution. Il ne s’agit pas vraiment d’une controverse politique, mais d’une véritable guerre que nourrissent l’obsession du complot, l’idée que l’ennemi est si puissant que les moyens ordinaires ne suffiront pas. Sans compter la radicalisation à gauche et la formation de courants toujours plus radicaux. De 1789 à 1793, le chemin semble suivre une pente fatale, même si, à quelques reprises, il aurait peut-être pu prendre une direction différente.
Quel lien établissez-vous entre la Révolution française et la modernité, en a-t-elle accéléré l’avènement ?
Répondre oui, ce serait se glisser dans l’idéologie révolutionnaire elle-même. Certainement la Révolution a présidé à la formation de la « modernité française », mais son influence sur le reste du monde demande à être précisée. Elle invente l’idée moderne de révolution, telle qu’on la retrouvera en Russie, en Chine ou au Cambodge, avec des caractères propres à chacun de ces pays. Par l’intermédiaire des armées napoléoniennes, elle diffuse en Europe l’idée des nationalités. C’est la Révolution française qui est à l’origine de l’unification italienne ou, surtout, de l’unification de l’Allemagne par Bismarck (pour le malheur de l’Europe). Pour le reste, son influence est restée limitée. L’Europe est sortie de l’Ancien Régime sans révolutions, et surtout sans croire que pour devenir libres il était nécessaire de persécuter les Églises. Pour résumer, on peut dire que sans la Révolution française l’histoire de l’Europe aux XIXe et XXe siècles aurait sans doute été très différente, mais que même sans elle, les idées libérales du XVIIIe siècle (égalité civile, libertés collectives et individuelles, parlementarisme) se seraient partout imposées : progressivement et sans révolutions.
Les véritables progrès politiques, en histoire, sont-ils le fruit de réformes progressives ou de révolutions ?
L’histoire de la France contemporaine démontre que les politiques réformistes ont été à l’origine de plus d’avancées sociales que les crises révolutionnaires. C’est en effet un mythe, dont la puissance tient au fait que la Révolution française est censée avoir, après avoir refermé l’acte monarchique de son histoire, inauguré un nouveau chapitre et donné au pays un nouveau visage. En réalité, la Révolution a sans doute esquissé bien des réformes, mais c’est l’autoritarisme napoléonien qui a permis de donner à la France le visage qui est le sien encore aujourd’hui. La Révolution a plus détruit que construit. La France contemporaine est plus napoléonienne que révolutionnaire. Au fond, la France d’aujourd’hui est moins fille de la Révolution que de la dernière expérience de despotisme éclairé (Napoléon) de notre histoire. En attendant de Gaulle et la Ve République, bien sûr, autre grande époque de réformes initiées d’en haut…
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Patrice Gueniffey, François-Guillaume Lorrain, Révolutions françaises, du Moyen Âge à nos jours, Perrin/Le Point, 2020, 360 pages, 21 €.
© LA NEF n°327 Juillet-Août 2020