Jeune garçon soutenu par Enfants du Mékong © Antoine Besson

Enfants du Mékong : « Aimer et servir les pauvres »

Enfants du Mékong est une ONG française qui œuvre depuis 1958 dans six pays d’Asie du Sud-Est pour aider les enfants pauvres en leur donnant accès à une formation. Entretien avec son directeur général, Guillaume d’Aboville.

La Nef – Pourriez-vous d’abord nous dire ce qu’est Enfants du Mékong, son origine et son histoire ?
Guillaume d’Aboville
– 1958. René Péchard, légionnaire fait prisonnier dans les guerres d’Indochine, a été oublié dans les accords de Genève de 1954. Libéré en 1957, il s’installe au Laos à Vientiane et monte un cabinet dentaire qui a pignon sur rue. Un jour, il recueille sur le pas de sa porte deux enfants eurasiens qui vivent dans la rue. Ils ont faim et ne peuvent pas aller à l’école. Convaincu « qu’il y a plus de joie à voir un enfant à l’école que dans la rue », René Péchard décide d’accueillir ces enfants et les place dans un internat à Xiang Khouang : le pensionnat Saint-Joseph.
Puis, l’histoire d’Enfants du Mékong suit les drames de ses peuples : les enfants eurasiens nés des guerres, le génocide Khmers rouge, les camps de réfugiés en Thaïlande, le retour des réfugiés dans leurs pays (Vietnam, Cambodge), les minorités ethniques oubliées (Karens, Hmongs…), les catastrophes climatiques (tsunami en 2004, le typhon Haïyan en 2013). Et maintenant les victimes du confinement lié au Covid-19, victimes de la faim, de la perte d’emploi des parents et du décrochage scolaire par la fermeture des écoles.
Enfants du Mékong est une œuvre compassionnelle et éducative. Nous avons pour mission d’éduquer, de former et d’accompagner les enfants et les jeunes, afin de leur permettre d’améliorer leurs conditions de vie matérielles et de se construire, intellectuellement, affectivement et moralement. Nous agissons actuellement dans six pays : Laos, Thaïlande, Vietnam, Cambodge, Philippines, Birmanie.

Le parrainage est votre principal moyen d’action : pourquoi ce moyen et comment fonctionne-t-il ?
Le parrainage est un soutien dans la durée qui permet à un enfant en Asie d’étudier sereinement. L’aide financière du parrain (28 € par mois pour un parrainage scolaire, 39 € pour un parrainage étudiant), permet à l’enfant d’aller à l’école en prenant en charge les coûts de transport, de nourriture, d’uniformes, de cours supplémentaires.
Le parrainage est toujours lié à une rencontre avec un responsable asiatique qui nous appelle à l’aide pour un tel ou une telle. Nous ne créons jamais, nous répondons aux appels.
Le parrainage est prophétique ; il n’est pas qu’un énorme coup de pouce financier : car un échange épistolaire se noue entre filleul et parrain. Une lettre peut sauver une vie. Nous l’avons vu dernièrement en France avec les personnes âgées de nos Ephad.
Nous accueillons tout type de vulnérabilité : les enfants de riziculteurs qui souffrent de plus en plus de la sécheresse et de la décroissance des rendements, les enfants des bidonvilles, les jeunes filles, les enfants victimes d’abus, ou en situation de handicap.
En 2019, j’ai rencontré Jah Pya dans un camp de réfugiés kareni à la frontière de la Thaïlande et de la Birmanie ; elle a été victime d’abus à plusieurs reprises. J’ai été bouleversé par la discussion avec cette jeune réfugiée : parrainée depuis un an, elle m’a montré la lettre de son parrain comme un trophée : « j’ai compris avec cette lettre que tous les adultes ne sont pas des bourreaux ; certains sont des anges gardiens. »
Le parrainage relève un enfant blessé, le fait basculer vers un bel avenir. Tant se demandent avec le Covid comment on peut agir, là où nous sommes et encore à demi-confinés, quel meilleur levier que ce don gratuit, fidèle, qui dit à un enfant qui n’a rien : tu as du prix aux yeux de quelqu’un ?

Jusqu’où cherchez-vous à accompagner les jeunes que vous aidez ?
Depuis une dizaine d’années, nos responsables locaux nous ont dit : « Aidez-nous à ce que ces jeunes deviennent des bons pères et des bonnes mères de famille ! »
Un bon parent, c’est celui qui a de quoi nourrir dignement sa famille. D’où la nécessité pour nous de l’aider à recevoir une bonne éducation lui permettant d’acquérir un métier en adéquation avec son talent et ses compétences. Un bon parent, c’est aussi quelqu’un d’engagé, pour soi, pour sa famille, sa communauté, son pays.
Concrètement, nous permettons à des enfants d’aller à l’école le plus longtemps possible, selon leurs volonté et capacités et selon leur talent. Ce suivi académique est appuyé par des compléments de formation extra-académique. Notre formation intégrale s’appuie sur trois piliers fondamentaux de l’éducation : permettre au jeune d’avoir une juste estime de soi, une bonne ouverture au monde, et le sens du bien commun, dans des cultures majoritairement bouddhistes ou animistes.
Srey Mao, Cambodgienne, a 32 ans et avait « deux défauts » (dit-elle !) : d’une part, elle est issue d’une famille pauvre de riziculteurs ; d’autre part, elle est une fille. Le parrain qui l’a soutenue pendant 11 ans lui a permis de devenir une cadre dans une grosse entreprise cambodgienne de téléphonie. Ce qui la rend la plus fière est d’avoir réussi à mettre en place un programme d’aide pour plusieurs villages très pauvres du pays.

Pourquoi vous « limiter » à une partie du Sud-Est asiatique, en quoi cette région est-elle importante pour vous ? Et pourquoi pas la France où les besoins éducatifs sont nombreux ?
René Péchard, notre fondateur, n’a pas choisi d’apporter son aide au Laos. Il a répondu oui à deux jeunes qui l’ont appelé à l’aide à Vientiane où il habitait. Puis, ce débordement d’amour s’est répandu très largement tout au long des rives du fleuve Mékong. Choisissons-nous celui qui nous appelle à l’aimer et à l’aider ?
Il n’y a pas de choix stratégique mais la réponse à un appel, et un attachement extrêmement fort à ces peuples. Nous avons une histoire avec eux, non exclusivement tonkinoise et indochinoise, mais aussi spirituelle. Il suffit de voir le nombre de prêtres des Missions Étrangères de Paris (MEP) qui ont vécu et évangélisé dans ces contrées.
L’Asie du Sud-Est est un poumon démographique, spirituel, économique, et je crois énormément aux principes de vases communicants. La résilience et la foi de ces peuples, leur capacité à travailler dur, à nouer des amitiés fidèles, à avoir cette « volonté de la joie » (A. Filloux), leur sens communautaire sont des leçons pour nous Français. Nous avons ce désir de rapporter cette espérance de l’Asie en France.
Nous le faisons par des témoignages nombreux dans les écoles en France et parfois même en dispensant certaines activités de notre charte pédagogique.

Quels sont les principaux défis éducatifs en Asie ?
Le premier défi, c’est l’accès à l’école. Le coût du transport et des cours du soir est souvent le facteur discriminant dans des pays où l’école est officiellement « gratuite ».
Le deuxième défi très actuel – accentué par le Covid – est le décrochage scolaire. 20 % des jeunes ne se sont pas réinscrits à l’école pour la prochaine rentrée aux Philippines ! Le zapping générationnel imposé par les écrans amplifie largement ce phénomène.
Un troisième défi est l’accompagnement « intégral » des jeunes qui manquent de repères et de modèles : leur proposer le sens du beau et du vrai, leur permettre de savoir discerner librement entre le bien et le mal, leur faire connaître les métiers d’avenir de leur pays, les faire réfléchir sur qui ils sont.
Depuis deux ans, nous travaillons plus particulièrement sur trois enjeux majeurs : l’estime de soi, l’affectivité et la prévention à l’addiction aux écrans.

Où en est le statut de la famille là-bas, et notamment au niveau des transgressions éthiques qui se développent chez nous, comme le « mariage gay », la PMA, la GPA… ?
Ce que nous voyons et entendons, c’est la déstructuration de la famille et le manque d’élites morales. Le rouleau compresseur du malthusianisme et de la mondialisation fait des ravages aussi là-bas.
Concernant la défense du plus petit, le défi est de taille. Au Vietnam, par exemple, un million d’avortements sont pratiqués chaque année (40 % des grossesses), pour un pays de presque 100 millions d’habitants. L’idéologie du genre se développe amplement. Aux Philippines, on dit qu’un garçon sur quatre serait un « lady-boy » ; dans un des pays les plus chrétiens au monde, le lobby LGBT investit – parait-il – des millions d’euros.
Enfin, si le Cambodge est un des pays les plus réticents à la gestation pour autrui (GPA), nous voyons ce nouveau type de trafic humain se développer, de manière clandestine ou non. Le manque d’harmonisation législatif entre ces pays d’Asie facilite le flou et donc la mise en œuvre de « location de ventres » pour pas cher (entre 5000 € et 20 000 € l’enfant selon les conditions et les pays). Nous avions dénoncé en 2015 ce développement, notamment par l’affaire « Gammy ».

Pourriez-vous nous dire un mot de vos volontaires français qui partent en Asie, les « Bambous » ?
Depuis trente ans, Enfants du Mékong envoie en Asie des jeunes volontaires, Français pour la plupart. En césure étudiante ou professionnelle, ils partent célibataires, jeunes mariés ou parfois dans certaines missions en famille. Âgés de 20 à 35 ans, ils viennent de tous les horizons. Tant qu’ils désirent se mettre au service des pauvres, qu’ils sont prêts à s’engager et qu’ils ont le sens de l’aventure !
De plus en plus ce sont des « chercheurs de sens » ou des désireux de « couper leurs écrans ».
Coordinateurs de programmes de parrainage ou de projets de développements, animateurs dans des foyers de jeunes, ils sont les yeux et les oreilles de l’association ; les grands frères et les grandes sœurs pour un temps, un maillon de la chaîne indispensable.
L’école « Bambou » marque à vie. C’est souvent un électrochoc de talent. 60 % évoluent radicalement dans leur carrière professionnelle cinq ans après leur retour !

Dans le cadre d’Enfants du Mékong, tirez-vous une leçon particulière de la crise du Covid-19 ?
Le Covid-19 semble avoir peu touché nos pays d’action, avec 150 fois moins de morts dans le cumul de nos six pays d’action qu’en France. Si les chiffres sont exacts…
Ce qui est dramatique, c’est le confinement. Il génère et va générer beaucoup plus de morts. À notre petit niveau, nous avons été appelés à mettre en place un plan d’urgence pour distribuer 430 tonnes de riz (200 kg par famille environ) à 10 000 familles. Les familles pauvres dans les villes ne travaillent plus, n’ont plus de ressources. Leurs enfants ne vont plus à l’école pour certains depuis plus de six mois. Ajoutez une grande sécheresse dans le delta du Mékong et au Cambodge, l’horizon est dur.
Notre espérance, c’est le parrainage, ce lien d’amitié magnifique où le soutien financier et l’échange épistolaire sont encore plus féconds. Merci à nos parrains et marraines de leur extraordinaire fidélité et compréhension de ces enjeux.

Quelle est la situation des chrétiens dans les différents pays que vous touchez, avez-vous des liens spécifiques avec eux ?
Enfants du Mékong travaille à 85 % avec l’Église qui est une minorité active (excepté les Philippines). Je rappelle que notre fondateur était catholique et a fondé cette œuvre, désireux de « voir dans chaque enfant le visage du Christ souffrant ». 80 % des jeunes que nous soutenons ne sont pas catholiques. Nous travaillons au service de villages, de quartiers mais aussi de diocèses, en lien avec plus de 60 communautés religieuses différentes, nous permettant de vivre une forte dimension ecclésiale. Malgré des vocations qui semblent diminuer, ce qui touche en Asie, c’est le dynamisme de l’Église, son courage à œuvrer sous le boisseau, la jeunesse de ses membres.

Quelles sont les grandes évolutions politiques de ces pays, et comment y voyez-vous l’avenir ?
Dieu seul le sait ! La situation liée au Covid-19 fait monter dans le monde entier nationalismes et dictatures ; on note une grande croissance de la privation des libertés. L’Asie du Sud-Est n’y échappe pas.
Tout le monde constate aussi l’omniprésence de la Chine, tant de manière économique que par la « proposition au monde » de son système de « crédit social » qui contrôle et régit la vie des citoyens par les caméras.
Notre mission chez Enfants du Mékong sera de toujours aimer et servir les pauvres. Nous pressentons l’arrivée d’un lent tsunami de demandes d’aide. Et nous dirons oui.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Enfants du Mékong : quelques chiffres
1958 création
60 000 enfants soutenus
22 000 enfants parrainés
1200 bénévoles (France et Asie)
62 Bambous (volontaires en Asie)
35 salariés en France
83 salariés locaux (en Asie)

Enfants du Mékong, 5 rue de la Comète, 92600 Asnières.
Tél. 01 47 91 00 84.
Site : https//www. enfantsdumekong. com/

© LA NEF n°329 Octobre 2020